« Le français est une langue assez binaire. On n’y pense peut-être pas, mais comment devenir neutre dans une langue qui dépend si fortement de la binarité de genre? »
Nous entendons beaucoup parler d’« intersectionnalité » ces derniers temps, en référence à la façon dont les catégorisations sociales interagissent les unes avec les autres. Un individu ou un groupe peut être lié aux autres en fonction de sa race, de sa sexualité, de son genre ou de son statut socio-économique, ainsi que d’une multitude d’autres identités distinctes, mais inextricables. En tant que telle, l’identité de chaque personne est unique, mais chacune se connecte et se croise, et se superpose à d’autres, ce qui entraîne des formes singulières d’oppression ou de stigmatisation pour certaines, des privilèges pour d’autres, ou un mélange des deux pour d’autres encore.
C’est le cas pour nous tous, mais peu d’entre nous ont une conscience aussi aiguë de cette intersectionnalité que Kevin Prada, tant sur le plan personnel que dans ses recherches. Kevin est étudiant au programme spécialisé en psychologie de l’Université du Manitoba. Franco-Manitobain et queer, Kevin constate depuis longtemps les lacunes du système de santé mentale manitobain, qui affectent tant la communauté 2SLGBTQ+ que la communauté francophone. Cela l’a amené à collaborer à son premier grand projet de recherche[i], qui lui a valu le Prix Ken Bowers pour la meilleure recherche réalisée par un étudiant, décerné par la SCP.
Sa recherche portait sur ces deux identités – les communautés 2SLGBTQ+ et les communautés de langue officielle en situation minoritaire du Manitoba. Dans la première étude de ce genre réalisée dans l’Ouest canadien, Kevin et ses collègues ont lancé une analyse exploratoire des besoins des Manitobains qui sont à la fois francophones et membres de la communauté 2SLGBTQ+, et donc, doublement minoritaires. Lancé par le Collectif LGBTQ du Manitoba, dont le premier mandat était de recueillir des données sur les besoins de cette communauté très spécifique, ce projet communautaire a été mené par des chercheurs de l’Université de Saint-Boniface.
« Avant de commencer à faire quoi que ce soit pour une communauté, nous devons mieux comprendre où elle en est, quels sont ses besoins et quelles sont ses expériences sur le plan de la discrimination et de la stigmatisation. Nous savons que les populations francophones minoritaires du Manitoba affichent des indicateurs de santé inférieurs à ceux de la population générale. Nous savons que des tendances similaires ont été observées dans l’ensemble des populations queers au Canada et à l’étranger. Lorsque les deux identités sont réunies, il est logique que ces problèmes s’aggravent. »
Ce projet a toujours été conçu comme un projet de recherche à volets multiples. Kevin et ses collègues ont terminé la première phase du projet, en sondant 80 personnes âgées de plus de 18 ans. Les deuxième et troisième phases ont déjà commencé et se concentrent sur les contextes scolaires et familiaux, pour déterminer à la fois les besoins des mineurs francophones queers et en questionnement en milieu scolaire, et aussi pour examiner la transition vers la parentalité pour les familles queers dans un contexte de langue officielle minoritaire. Cela lui a valu de nombreuses occasions de prendre la parole lors de journées de perfectionnement professionnel pour des écoles d’immersion française et des circonscriptions scolaires francophones, qu’il commente ainsi :
« Beaucoup de membres du personnel sont prêts et désireux de créer proactivement des classes accueillantes pour les personnes queers, mais ne savent pas toujours par où commencer. Il s’en est suivi des questions et des discussions très utiles, qui m’ont montré à quel point il est important de discuter avec les gens de ces questions parfois complexes et ce, de manière ouverte et non menaçante, en particulier en tenant compte des implications qu’elles pourraient avoir dans les environnements scolaires. »
Lorsque l’intersectionnalité est abordée de la bonne manière, un effet d’entraînement se produit souvent, parfois de manière délibérée, parfois de manière involontaire et surprenante. Pour Kevin, ces effets d’entraînement ont été extrêmement positifs et encourageants, et ont renforcé l’orientation qu’il souhaite donner à sa carrière.
« Il y a maintenant des gens, en Alberta et ailleurs, qui s’inspirent de notre projet de recherche pour créer le leur dans leur propre province. Ainsi, les retombées de notre travail ont été encore plus importantes que ce que nous avions prévu. Et pour moi, qui suis un étudiant et un chercheur franco-manitobain queer, le fait d’avoir pu faire cela pour ma communauté m’a beaucoup apporté. Nous avons également mis l’accent sur le fait que ce projet devait être réalisé par la communauté, pour la communauté et à partir de la communauté. Non seulement les membres de la communauté ont été impliqués à chaque étape (moi y compris), mais ils ont également été les premiers à entendre ce que nous avons découvert. Nous avons organisé deux réunions de mobilisation communautaire auxquelles seules les personnes de notre communauté étaient invitées. À la suite de l’une d’entre elles, un participant a déclaré avec émotion : ‘c’est ce que nous savons et disons depuis des décennies – maintenant notre expérience est représentée dans ces données’. Ce fut une sorte d’expérience cathartique pour beaucoup de gens. »
Le grand objectif de Kevin, globalement, est de travailler avec les communautés minoritaires. Pour “entendre le silence et voir l’invisible”, comme il le dit lui-même. Pour lui, c’est comme un mantra qu’il se répète avant de lancer un projet ou de passer à la phase suivante, le genre de leitmotiv qu’il fera un jour broder, encadrer et accrocher au mur devant son bureau pour se rappeler constamment pourquoi il fait ce qu’il fait.
« Utiliser l’intersectionnalité comme l’un des principaux cadres de cette étude était vraiment primordial; elle permet de prendre conscience qu’une personne queer d’expression française ne peut pas être comprise par le seul fait de son identité francophone, ou simplement de sa diversité sexuelle ou de genre. C’est ‘c’est tout cela à la fois’. Ces deux identités ET leur âge, ET leur statut socio-économique, ET leur santé, leur appartenance à une minorité visible, la liste est longue. En fait, nous avons constaté que les répondants étaient assez nombreux à ne pas se sentir les bienvenus dans la communauté francophone en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, OU dans la communauté 2SLGBTQ+ du Manitoba parce qu’ils sont francophones. »
Bien sûr, il existe de nombreuses minorités linguistiques au Manitoba en plus du français. Dans le cadre d’un projet qui n’a rien à voir avec cette recherche, Kevin et ses collègues Saeid Maghsoudi, Thilini Dissanayake et Aman Mir ont lancé une initiative intitulée ‘A Listening Ear’ (une oreille attentive), dans le cadre de laquelle ils ont installé des stands dans toute la ville de Winnipeg pour converser avec de parfaits inconnus dans NEUF langues différentes – les incitant à s’arrêter pour discuter en affichant, par exemple, un drapeau sri-lankais. L’initiative a été couronnée de succès, et vous pouvez en entendre davantage dans le balado Mind Full de la SCP.
C’est le genre d’action de sensibilisation dont Kevin fait sa marque. Dès son plus jeune âge, il a pu constater à quel point il était important de se rapprocher des autres et à quel point la solitude peut être grande lorsque personne ne tend la main. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a choisi la psychologie comme carrière.
« J’ai grandi dans un foyer où les problèmes psychologiques étaient assez importants, notamment ceux de mère. J’ai vu l’échec du système alors que je n’étais qu’un petit garçon à qui personne ne se préoccupait de demander ‘Salut, comment ça va?’. » Chez moi, les tentatives de suicide ont été nombreuses, les épisodes maniaques aussi, et pendant tout ce temps, personne ne s’est arrêté pour se dire : ‘Oh mon Dieu, il y a un petit garçon de huit ans qui vit ici, est-ce qu’il va bien?’. Rétrospectivement, j’ai vu tout cela et je me suis dit que si j’étais passé par là, je n’étais sûrement pas le seul. Si j’ai choisi la psychologie, c’est avant tout pour m’assurer que l’impact collatéral des problèmes de santé mentale est une priorité, en particulier dans les familles qui sont aux prises avec des problèmes de cette nature. »
En grandissant, il a constaté de plus en plus de défaillances dans ce système – pour les jeunes 2SLGBTQ+, pour les communautés francophones, et surtout pour les personnes qui, comme lui, se trouvaient à l’intersection des deux.
« Je n’ai jamais eu l’occasion de parler à une personne queer dans mon enfance et mon adolescence, et encore moins à un psychologue queer. La première fois que j’ai rencontré un conseiller queer a été une véritable révélation pour moi, et je n’ai eu accès au soutien à cet égard qu’à l’âge de 27 ans. C’est donc formidable de pouvoir faire quelque chose pour une communauté marginalisée, en particulier dans le domaine de la psychologie qui, par le passé, a toujours été peu accueillante pour les personnes queers. »
Le but ultime de Kevin est de travailler comme clinicien et de rencontrer les gens, faire connaissance avec eux et offrir un soutien clinique adapté sur le plan culturel. Il ne connaît pas de psychologues cliniciens francophones pratiquant au Manitoba, n’a pas rencontré de psychologues cliniciens queers pratiquant ouvertement dans sa province, et souligne les difficultés extrêmes rencontrées dans la province pour obtenir des informations sur la santé physique et sexuelle queer en français. Il existe sans aucun doute un manque de représentation et, comme le montre sa recherche, un besoin de services plus adaptés à la culture dans la région immédiate dans laquelle vit Kevin. Il veut être l’un des premiers à fournir ces services.
« Avec les bons outils, le bon état d’esprit et une compréhension adéquate des traumatismes et du stress chez les minorités, n’importe qui peut être un bon psychologue clinicien auprès d’une personne queer. Mais on passe à un autre niveau quand on parle en connaissance de cause, sur la base de son expérience personnelle. »
La langue française, de par sa nature même, rend certaines communications difficiles pour la communauté 2SLGBTQ+. Lorsque même une table, un avion à hélice ou un bloc de fromage se voient attribuer un genre masculin ou féminin, cela peut rendre la tâche plus difficile pour les personnes qui ne s’identifient ni à l’un ni à l’autre. En anglais, nous utilisons « they » comme un pronom qui peut être compris par tout le monde. En français, des pronoms tout à fait nouveaux ont été proposés, le plus utilisé étant « iel/iels ». Cependant, à ce jour, ces nouveaux mots ne sont toujours pas officiellement acceptés par l’Académie française.
Appréhender notre identité propre à travers le prisme de l’intersectionnalité peut être un parcours porteur d’autonomie ou de privation de droits, d’oppression ou de valorisation, de confusion ou de clarté. Dans de nombreux cas, c’est tout cela à la fois. Naviguer dans ces eaux n’est pas chose facile, surtout pour les personnes dont les identités croisées sont à la fois marginalisées et en opposition les unes avec les autres. L’expérience personnelle de Kevin, son implication directe dans les communautés touchées et son mantra – « entendre le silence et voir l’invisible », comme il le dit lui-même, font qu’il est bien placé et bien équipé pour être à l’avant-garde du changement dont le Manitoba a désespérément besoin.
[i] Living in a liminal space: Experiences of 2SLGBTQ + official language minority Canadians during the COVID-19 pandemic