« J’avais un camarade de classe à l’école secondaire qui était extrêmement intelligent. Il n’était pas religieux à cette époque; la plupart des Kurdes sont séculiers et ils ne croient pas beaucoup en une religion fondamentaliste ou extrémiste. Alors que j’étais étudiant à la maîtrise à l’université, j’ai appris qu’il s’était associé à Al Qaeda en Afghanistan. À ce moment-là, je me demandais pourquoi les gens souhaitaient rallier Daech, Al Qaeda et d’autres groupes extrémistes. Surtout que la plupart de mes amis et moi-même avions toujours été contre ces groupes dans ma province. Environ un an après, j’ai entendu dire qu’il avait été tué en Afghanistan avec Abdullah Massoud. J’étais en état de choc. Pourquoi? Pourquoi les avait-il rejoints? Où étaient les racines psychologiques de tout ce processus? »
Le Dr Yusef Karimi est Kurde. Il est venu au Canada de l’Iran, quand sa femme a obtenu un bon emploi ici il y a un peu plus d’un an. Il a terminé son doctorat en psychologie du counseling en Iran, où il s’est particulièrement consacré à comprendre ce qui motive les gens à s’associer à des groupes comme Al Qaeda. Pendant quatre ou cinq ans, il s’est rendu dans les villages de long de la frontière de l’Iran et de l’Irak lors de la prière du vendredi, et passant le reste de la fin de semaine à interviewer les membres de groupes extrémistes.
« J’ai communiqué avec eux, recueilli beaucoup d’information à leur sujet, en plus d’interviewer 16 djihadistes salafistes. Malheureusement, après ces entrevues, trois d’entre eux se sont joints à Daech en Syrie et se sont fait tuer là-bas. En tant qu’être humain et psychologue, j’avais appris à connaître ces gens pendant un moment. Leur mort m’a beaucoup déprimé. À cette époque, ma première idée était de trouver le moyen de convaincre les gens de ne pas s’associer à ces groupes extrémistes au départ. À ce jour, j’essaie toujours de trouver la réponse à cette question. »
La réponse, selon le Dr Karimi, ne se trouve certainement pas dans ce que l’Occident a fait sur le plan du contre-terrorisme, en envahissant l’Afghanistan et l’Irak avec pour objectif l’édification de la nation, menant des frappes de drones en Syrie et en Somalie, sans compter les autres interventions qui commencent par des agressions et aboutissent à des occupations militaires. Il évoque les événements récents survenus en Afghanistan, la résurgence des talibans après le retrait des États-Unis, comme exemple patent des lacunes de cette stratégie.
« Je crois que ce qui a été fait au Moyen-Orient sur le plan de la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme est voué à l’échec en raison des répercussions de l’emploi de méthodes inappropriées. L’éradication de l’extrémisme actuel requiert une approche phénoménologique qui s’attaque aux racines du problème. Les politiciens et les responsables des politiques préfèrent habituellement définir et évaluer les groupes extrémistes présentement actifs au Moyen-Orient en fonction de leur capacité organisationnelle existante, plutôt que des menaces réelles qu’ils posent.
En tant que psychologue, en tant que personne ayant visité ces pays du Moyen-Orient et qui fait partie de cette culture, ce que nous avons observé au cours des derniers mois en Afghanistan est l’échec des efforts des 20 dernières années visant l’édification de la nation. Nous pouvons considérer de multiples facteurs ayant mené à ce revers, mais à mon avis, il en est un que nous devrions examiner de très près. C’est-à-dire l’absence de connaissances des caractéristiques individuelles du peuple afghan. Dans cette situation, la psychologie peut nous fournir une très grande quantité de connaissances sur les caractéristiques d’une communauté donnée. Et cela peut nous mener loin sur la voie de la pacification et de la résolution des conflits. »
Les talibans, de retour aux commandes de l’Afghanistan, ont fait les gros titres ces dernières semaines lorsqu’ils se sont joints au reste du monde pour appeler à une résolution pacifique de l’invasion russe en Ukraine. En soi, cet appel a suscité beaucoup de réactions partout dans le monde : « quand les talibans réclament la paix, on sait qu’il se passe quelque chose de terrible… », ce qui traduit une sérieuse absence de nuance et de compréhension à l’égard de la région.
En 1989, les moudjahidines afghans ont défait l’Union soviétique, la repoussant hors de l’Afghanistan après une guerre longue et coûteuse. Puis, ils sont arrivés à renverser le gouvernement afghan soutenu par les communistes en place à ce moment, mais se sont rapidement fractionnés, et après une seconde guerre civile en Afghanistan, ont cédé le pouvoir aux talibans. Les moudjahidines se sont dispersés dans toutes les directions, dont l’une était menée par Oussama ben Laden, un des supporteurs les plus connus des moudjahidines.
L’agression soviétique, maintenant russe, n’a rien de nouveau. Avant l’invasion odieuse de l’Ukraine, ces derniers jours, les forces militaires de Poutine et les fermes de bots s’adonnaient au cyberterrorisme partout sur la planète, ce qui aurait pu être un signal pour le reste du monde qu’ils préparaient quelque chose de plus conventionnellement violent.
Le Dr David Nussbaum est le président de la Section de l’extrémisme et du terrorisme de la SCP. Le Dr Nussbaum a un doctorat en psychologie biologique, mais il souligne qu’il a vraiment appris la psychologie clinique au volant d’un taxi qu’il conduisait deux nuits par semaine pendant quatre ans, alors qu’il terminait son doctorat. Il a fait des études postdoctorales en neuropsychologie, au cours desquelles il s’est intéressé à la psychologie médicolégale. Il est devenu membre de la Section de la justice pénale de la SCP, et en a été le président pendant sept ans. Il y a fait la rencontre du Dr Wagdy Loza, alors psychologue en chef au pénitencier de Kingston. Le Dr Loza a lancé la Section de l’extrémisme et du terrorisme et le Dr Nussbaum fut l’un des premiers signataires ayant contribué à obtenir le statut initial de la section. Cela l’a orienté vers le terrorisme au Moyen-Orient, mais il parle du lien entre le communisme, l’extrémisme et le terrorisme depuis de nombreuses années.
« Les gens sont séduits par la promesse d’une utopie communiste, le paradis du travailleur. Sauf qu’après cinq ans dans une économie marxiste, ils sont chanceux de pouvoir manger. Ils pourraient invoquer qu’ils ressentent le remords de l’acheteur et qu’ils veulent se débarrasser du gouvernement. C’est à ce moment que la nature totalitaire, draconienne de l’étatisme émerge. Pensez aux goulags russes, et ainsi de suite. »
La nature totalitaire et draconienne de Poutine l’étatiste est actuellement manifeste, tandis que le monde réagit à l’invasion de l’Ukraine par une condamnation quasi universelle. Cependant, il est intéressant de noter la différence entre la réaction du monde à cette invasion, lorsqu’on la compare avec l’invasion américaine de l’Afghanistan ou l’offensive de l’Arabie saoudite au Yémen. La guerre est la guerre, qu’elle ait lieu au Moyen-Orient ou en Europe, et le Dr Nussbaum affirme sans ambages qu’il n’existe pas de lieu unique où le terrorisme, ou les idéologies qui le produisent prospèrent.
« Le terrorisme ne se limite pas à une région géographique, à une idéologie particulière; il y a des terroristes partout au monde, et ce, depuis des millénaires. Aujourd’hui, dans les 25 ou 30 dernières années, c’est devenu un enjeu majeur parce que diverses idéologies cherchent à prendre le contrôle de la planète (ou d’immenses parties de la planète). L’une des choses qu’ils font pour influencer les gouvernements et les citoyens est l’utilisation du terrorisme pour instiller la peur afin que les gens se soumettent à leurs diktats. C’est toujours fait dans un but politique. »
Le Dr Karimi mentionne qu’au cours de l’histoire, nous avons souvent dû revoir ce que nous pensions savoir, en raison d’une violence extrémiste que nous n’avions pas envisagée auparavant.
« Nous avons fait l’expérience du fascisme et du racisme en Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale. Au XXe siècle, Hannah Arendt affirmait qu’avec la montée du totalitarisme nous étions confrontés à un nouveau phénomène et à une nouvelle réalité. La classe politique n’avait jamais fait face à cette situation auparavant, alors elle disait que nous devions établir une nouvelle science de la politique pour expliquer et interpréter le terrorisme. Tout comme ce qu’affirmait Alexis de Tocqueville au XVIIIe siècle après la Révolution française. Aujourd’hui, la psychologie, et la psychologie politique en particulier, fait face à un autre phénomène inédit et à une nouvelle réalité. Cela soulève plusieurs questions. Par exemple, comment pouvons-nous comprendre l’individu dans une société comme l’Afghanistan, ou la Syrie ou l’Irak, dans laquelle l’ordre social repose largement sur une structure tribale? Le fait de tenter d’édifier une nouvelle nation en Afghanistan n’était absolument pas aligné avec cette culture. »
Après le 11-Septembre, l’extrémisme a commencé à devenir un problème grave en Amérique du Nord, les groupes d’extrême droite à idéologie anti-islamiste essaimant partout. Les efforts déployés par l’Occident pour supprimer ces groupes et éviter de leur donner une tribune n’ont eu qu’un effet limité et, ces dernières années, l’extrémisme a atteint de nouveaux sommets en gagnant en puissance.
Selon le Dr Karimi, la solution à ce problème est semblable à la solution au terrorisme moyen-oriental : rejoindre les gens avant qu’ils ne deviennent extrémistes. Ce sera un processus de longue haleine, et ça ne peut se produire du jour au lendemain, mais le fait de comprendre la culture et de l’accueillir sèmera les graines d’une désescalade de l’extrémisme à l’avenir. Il dit du Canada, où il habite depuis un an,
« De nombreux immigrants viennent au Canada et c’est bien ainsi puisqu’ils apportent avec eux une grande quantité de connaissances de l’extérieur. Mais nous devrions avoir un plan pour intégrer ces gens et leur culture. C’est bien beau d’accueillir beaucoup d’immigrants et de réfugiés. Mais on doit compter sur un plan pour les intégrer à la société canadienne. Les voir vivre avec d’autres Canadiens de manière intégrée, pour qu’ils ne soient pas perçus comme “l’autre”, ce qui est actuellement le cas pour nombre d’entre eux. C’est bien que nous ayons un pays multiculturel, mais nous pourrions faire beaucoup plus pour tirer profit de ce multiculturalisme afin de rendre le Canada meilleur. »