Les chercheurs en psychologie intègrent le climat dans leurs études
Lorsqu’un chercheur ou un étudiant demande de l’argent pour mener des recherches, il doit convaincre les bailleurs de fonds non seulement que son idée est bonne, mais aussi qu’il est la meilleure personne pour mener ces recherches. Les bailleurs de fonds tiennent compte d’un grand nombre d’éléments, notamment les répercussions de la recherche, la manière dont les connaissances seront partagées, le temps nécessaire à la réalisation de la recherche et le rendement de leur investissement (optimisation des ressources).
Au Prime Family Lab de l’Université York, la directrice du laboratoire, la Dre Heather Prime, discute de l’avenir avec son étudiante Alex Markwell. En raison de la manière dont elles demandent et reçoivent leur financement, leurs projets de recherche doivent être étroitement liés au laboratoire lui-même — dans leur cas, il s’agit de l’étude des dynamiques familiales. Comment les parents et les frères et sœurs influencent les enfants de la naissance à l’adolescence, ou comment des événements extérieurs majeurs ou mineurs touchent les familles. Le laboratoire a été lancé en 2020, au moment où la pandémie de COVID-19 est devenue un événement extérieur majeur qui a bouleversé les dynamiques familiales au Canada et dans le monde entier.
Les étudiants choisissent un laboratoire en raison de l’expertise que le programme de recherche et le superviseur apportent à ce laboratoire. C’est ce qui a amené Alex au Prime Family Lab. La famille est son domaine d’intérêt et le prisme à travers lequel elle envisage tout projet potentiel. Elle s’intéresse vivement à la lutte contre les changements climatiques, mais la question ne faisait pas partie des discussions avant son arrivée. Ce n’est qu’en discutant avec la directrice du laboratoire qu’Alex a découvert que les deux femmes s’intéressaient toutes deux fervemment à la question des changements climatiques. Heather dit :
« Alex a souligné il y a un an ou deux que la façon dont nous étudions la pandémie est tout à fait transposable à la façon dont nous pourrions étudier les changements climatiques. »
Elles ont donc commencé à réfléchir aux moyens de faire passer leur programme de recherche dans la sphère des changements climatiques. Tandis qu’Alex pense à son doctorat, qu’elle commencera en septembre, elle rédige une demande de bourse d’études et envisage de consacrer la recherche qu’elle propose au thème du climat. L’une des possibilités envisagées par Alex est la création d’un modèle théorique du point de vue du système familial.
« Parce que les changements climatiques vont concerner de plus en plus de gens, il faut une carte — ce qui peut sembler ennuyeux parce que c’est théorique, mais cette carte permettra de créer un cadre balisant ‘ce que nous pensons qu’il va arriver sur la base de tout ce que nous savons déjà’. Cela demande beaucoup de travail — il faut parcourir la documentation, rassembler plusieurs théories, puis créer cette ‘carte’ ».
Plus précisément, Alex veut étudier les dysfonctionnements familiaux qui pourraient résulter des changements climatiques. Elle pense que ce modèle serait similaire au modèle de perturbation familiale lié à la COVID que Heather a publié et qui présente la façon dont les bouleversements causés par la pandémie se répercutent dans les familles et influencent leur dynamique.
Elles peuvent déjà commencer à examiner des interventions réalisables — des activités psychopédagogiques qui pourraient apprendre aux parents et aux personnes qui s’occupent des enfants à parler des changements climatiques à ces derniers. Ou peut-être les répercussions sociales et économiques des changements climatiques sur les relations familiales, dont les enfants pourraient souffrir, étant donné qu’ils sont étroitement dépendants de leurs relations avec leurs parents. Mais elles doivent d’abord définir les paramètres de leur étude.
S’agit-il de familles qui ont subi un phénomène climatique majeur — comme la perte de leur maison à cause d’un incendie de forêt — ou de familles qui sont menacées par un tel phénomène (vivant à proximité d’une zone inondable), ou encore de familles qui sont tout simplement angoissées par tout cela? Peut-on sonder ces personnes à Toronto?
Avant de demander une subvention de recherche, il faut répondre à de nombreuses questions. De nombreuses autres questions se posent une fois le financement obtenu.
Les climatologues canadiens se sentent encore étouffés
La Dre Alana Westwood est directrice du laboratoire Westwood pour la gestion des ressources naturelles et les politiques scientifiques de l’Université Dalhousie. Son laboratoire a récemment réalisé deux études sur l’ingérence dans la recherche environnementale. Sur les 741 spécialistes de l’environnement interrogés, 92 % ont déclaré avoir subi de l’ingérence dans la conduite ou la communication de leurs recherches. La Dre Westwood, avec son associée de recherche Manjulika E. Robertson et l’étudiante à la maîtrise Samantha M. Chu, ont écrit un article dans The Conversation qui présente leurs constatations et les ramifications de ces obstacles invisibles omniprésents.
Beaucoup d’entre nous se souviennent des manifestations organisées par des scientifiques en 2013 pour dénoncer ce qu’ils ont qualifié de « guerre contre la science » menée par le gouvernement fédéral à l’époque. Le financement de la science était considérablement réduit, et les scientifiques qui pouvaient encore faire de la recherche se voyaient empêchés de communiquer les résultats de leurs recherches au public — ce qui est en quelque sorte l’objectif de la recherche au départ. Une grande partie de ce musellement concernait la climatologie, le gouvernement fédéral cherchant à minimiser les effets les plus dangereux — voire l’existence même — des changements climatiques.
Depuis, les politiques à l’échelon fédéral ont changé. En théorie, cela signifie que les scientifiques peuvent reprendre leurs travaux et partager leurs résultats en toute impunité. Les études d’Alana semblent indiquer que ce n’est malheureusement pas le cas.
Le climat d’incertitude en est en partie responsable : pendant longtemps, certaines disciplines scientifiques n’ont pas été financées et ont été expressément rejetées. Les scientifiques peuvent-ils se remettre à étudier la pollution, les espèces menacées et les émissions de gaz à effet de serre? Obtiendront-ils du financement s’ils le font? Qu’en est-il des bailleurs de fonds? Ils subissent aujourd’hui une forte pression extérieure pour ne financer que certains types de recherche, pression qui ne s’est pas nécessairement atténuée du seul fait d’un changement intervenu dans la politique fédérale.
« Nous avons classé l’ingérence en deux catégories, dit Alana. L’une d’entre elles est imposée de l’extérieur, c’est-à-dire que l’organisation impose des restrictions à la capacité du chercheur à mener des recherches ou à communiquer ses résultats de recherche. Cela peut découler des politiques du lieu de travail, de leur responsable, de la haute direction ou de leur service des communications. Ce qui était nouveau et plus insidieux, c’était l’ingérence intériorisée. Cela se produit lorsque les chercheurs eux-mêmes ne veulent pas communiquer avec les médias, soit par crainte de mal paraître ou d’une réaction négative du public. »
Les climatologues évoluent dans un système où les effets de la guerre contre la science se font encore sentir. Il en résulte que le paysage canadien de la climatologie, qui s’est fracturé il y a 10 ans, reste fracturé à ce jour, et que des travaux importants dans ce domaine ont été retardés ou carrément mis en veilleuse.
De retour au Prime Family Lab, à l’Université York, Heather affirme qu’elle n’a ressenti aucune pression extérieure qui pourrait être considérée comme un musellement et qu’elle n’a subi aucune ingérence quant aux sujets qu’elle choisit d’aborder. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que son laboratoire est tout nouveau. C’est peut-être aussi parce que jusqu’à présent, son laboratoire a choisi de se concentrer principalement sur la COVID. Mais il est probable que cela s’explique en grande partie par le fait que le Prime Family Lab est un laboratoire de psychologie, une discipline qui n’a pas fait l’objet du même type d’examen et d’ingérence au cours des deux dernières décennies.
La psychologie a un rôle à jouer dans le débat climatique
« Je crois qu’à ce stade, la psychologie a probablement un rôle primordial à jouer dans la réponse à la crise climatique. Les climatologues, les écologistes et les ingénieurs en environnement ont pratiquement trouvé les solutions à nos problèmes. Il y a encore beaucoup de travail à faire, c’est évident, mais il s’agit désormais de faire en sorte que les gens adoptent ces solutions. »
La Dre Katherine Arbuthnott est professeure émérite au Collège Campion de l’Université de Regina. Elle a passé les deux dernières décennies à étudier les bienfaits pour la santé de la proximité avec la nature et du temps passé dans la nature. Passer du temps à l’extérieur, interagir avec les arbres, la faune et le soleil, a des effets bénéfiques sur notre santé physique et mentale, et nous incite en outre à respecter l’environnement.
Katherine n’hésite pas à souligner que la psychologie est depuis longtemps une science qui s’intéresse aux comportements individuels. Ce qui fait qu’Une personne fait Une chose. En tant que chercheuse en neurosciences cognitives, elle étudie les cerveaux des individus pour analyser les processus cognitifs. Les psychologues cliniciens travaillent généralement avec une seule personne à la fois, afin de l’aider de la manière la plus personnalisée possible. Une grande partie de la recherche en psychologie sur les interventions liées aux changements climatiques s’est concentrée sur cette thématique.
La Dre Jiaying Zhao est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la durabilité des comportements et professeure agrégée au département de psychologie et à l’Institute for Resources, Environment and Sustainability de l’Université de la Colombie-Britannique. Elle a dirigé des études telles que celle qui a démontré que l’apposition d’images de tortues et de dauphins piégés dans des déchets plastiques sur les bacs de recyclage et les poubelles réduisait la quantité de déchets plastiques jetés par les citoyens.
« Nous avons constaté qu’en installant ces images sur les poubelles, la quantité de déchets plastiques diminuait, c’est-à-dire la quantité de déchets plastiques rejetés dans tous les flux de déchets, qu’il s’agisse d’ordures ou de recyclage. Les gens réagissent à ces images, et le principe consiste à essayer de relier nos actions (jeter des objets) aux conséquences en aval de ces actions (dauphins en détresse). »
Jiaying a également lancé une initiative visant à établir un lien entre les comportements durables et le bonheur. Jiaying, une scientifique du comportement, a collaboré avec sa collègue, Elizabeth Dunn, chercheuse en psychologie à l’Université de la Colombie-Britannique, spécialisée dans l’étude du bonheur humain. Il en est ressorti l’idée de recadrer le débat sur les changements climatiques en passant d’une logique de sacrifice (renoncer à la viande, acheter moins) à une logique de bonheur. Beaucoup de choses qui sont meilleures pour l’environnement (manger plus de légumes, faire du vélo) améliorent également notre santé mentale et font de nous des personnes plus heureuses!
Jiaying a donné une conférence TED sur ce même sujet, qui aborde ce que les enfants appelleraient des « trucs » pour être plus heureux tout en bénéficiant à l’environnement — comme organiser le contenu de son réfrigérateur selon les principes du feng-shui. Ou encore, faire l’effort de faire du covoiturage avec des personnes qui peuvent rendre le morne trajet vers le travail aux heures de pointe plus agréable et plus stimulant pour le cerveau.
Pour faire vraiment bouger les choses dans la lutte contre les changements climatiques, il faudra que beaucoup de gens fassent beaucoup de petites choses, et que beaucoup de pays fassent beaucoup de grandes choses. Les personnes qui font de petites choses sont plus susceptibles d’exiger de grandes choses de leur communauté et de leur pays. Et nous sommes en train d’y arriver. Plus de gens que nous ne le pensons sont prêts à prendre les mesures nécessaires pour éviter les pires conséquences des changements climatiques.
Katherine parle beaucoup de confiance. La confiance que nous avons dans la capacité des autres à faire ce qui est juste, et l’écart entre nos perceptions et la réalité lorsqu’il s’agit des intentions d’autrui. Nous avons tendance à sous-estimer le niveau d’engagement des étrangers à faire ce qui est bien, alors qu’en réalité, chacun d’entre nous est plus enclin que le contraire à vouloir prendre des mesures qui profitent à l’ensemble de la collectivité. Elle reconnaît également que, pour s’attaquer véritablement à la crise climatique, il ne suffit pas d’inciter les individus à agir différemment.
La psychologie peut aider. Certes, la discipline de la psychologie est un peu en retard dans ce domaine. Mais elle est désormais une actrice du débat sur le climat — et peut être un acteur essentiel, en comblant le fossé entre les conclusions et les solutions proposées par les climatologues et la mise en œuvre de ces solutions par les personnes et les communautés. Les spécialistes de l’environnement au Canada accusent un certain retard et commencent à peine à reprendre pied. Mais ils ont accompli un travail considérable pendant des décennies en nous informant de ce qui se passe et de ce que nous devons faire. Ils ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme. Jiaying, Katherine, Heather, et bientôt Alex et bien d’autres comme elle, apporteront leur expertise dans le cadre d’un effort de collaboration véritablement interdisciplinaire visant à tous nous mettre sur la bonne voie, celle de la durabilité, de la santé de la planète et de notre bonheur collectif.