« You see the hood's been good to me, ever since I was a lowercase g. But now I’m a Big G. »
Traduction libre : « Tu vois, le hood a été bon pour moi, quand j’étais un “g minuscule”. Mais maintenant, je suis un “g majuscule”, je suis Big. »
- Montell Jordan
Dans son énorme succès de 1995, This Is How We Do It, Montell Jordan fait la distinction entre un « g minuscule » et un « g majuscule ». Dans son cas, il fait référence au fait qu’étant enfant, il a compris et incarné l’état de « gangster », avant de devenir adulte et d’accéder au statut de gangster professionnel respectable en lançant un premier titre d’une popularité phénoménale.
Tout comme pour Montell Jordan, c’est la musique qui a conduit la Dre Jessica Strong à sa carrière, une carrière où elle fait elle aussi la distinction entre les « g minuscules » et les « g majuscules ». Les « g majuscules » sont les spécialités des experts : gériatrie, gérontologie et gérontopsychologie, la spécialité de la Dre Strong. Le « g minuscule » fait référence aux compétences mineures que tout le monde doit posséder. Les travailleurs sociaux, les médecins de famille, les préposées aux bénéficiaires dans les résidences pour personnes âgées, les aidants naturels ou les travailleuses du secteur de la vente au détail. Tous ceux et celles qui ont affaire à une population âgée dans leur vie quotidienne. La Dre Strong confie :
« J’ai beaucoup d’étudiants qui ne sont pas nécessairement intéressés par la gérotonpsychologie (un “g majuscule”), mais nous travaillons au développement de cette main-d’œuvre “g minuscule”, qui ne travaille pas exclusivement avec des personnes âgées. Il peut s’agir d’un psychologue généraliste, mais qui possède les compétences nécessaires pour travailler avec les personnes âgées. Ces personnes comprennent les enjeux relatifs aux cohortes et les différences générationnelles, et elles savent comment modifier une intervention ou dépister un trouble cognitif léger.
Je dis à tous nos étudiants en psychologie clinique : “Vous voulez travailler auprès d’une clientèle pédiatrique, super! Combien de grands-parents élèvent des enfants de nos jours? Pour votre client pédiatrique, si vous remarquez quelque chose d’anormal chez son grand-parent, vous allez vouloir déterminer s’il s’agit d’anxiété et de stress parce qu’il élève un enfant de neuf ans, ou s’il peut s’agir d’un trouble cognitif léger. Et comment déterminer cela d’une manière qui serve les intérêts de votre patient pédiatrique?” »
La Dre Strong est professeure adjointe au Département de psychologie de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard et psychologue clinicienne agréée, spécialisée en gérotonpsychologie. La gérotonpsychologie est une sous-section de la gérontologie, soit l’étude générale du vieillissement, de la durée de vie, du développement et de l’identité à un âge avancé. C’est une discipline qui se concentre sur les relations, la santé mentale, la cognition et, plus généralement, la psychologie du vieillissement.
C’est la musique qui l’a conduite vers cette carrière, puisqu’elle a commencé à jouer du piano à l’âge de 9 ans et s’est rapidement mise à jouer d’autres instruments, notamment du saxophone alto dans la fanfare de l’école secondaire. C’est durant cette période qu’elle a commencé à envisager une carrière de musicothérapeute. Mais il s’agit d’une profession assez spécialisée, et Jessica est une personne qui aime garder autant d’options ouvertes que possible.
Au cours de sa dernière année de secondaire, à l’époque où nous écoutions tous ces paroles : « southcentral does it like nobody does », elle s’est renseignée sur le programme de musicothérapie de l’université locale. Elle s’est vite rendu compte qu’il y avait un moyen de s’engager dans cette voie tout en gardant d’autres portes ouvertes, et elle a fini par obtenir simultanément deux diplômes de premier cycle, l’un en interprétation musicale et l’autre en psychologie. L’idée était qu’à partir de là, elle pourrait obtenir une maîtrise en musicothérapie si elle choisissait cette voie.
Mais la recherche en psychologie attirait vraiment Jessica, qui a commencé à s’intéresser de plus près aux mécanismes qui expliquent pourquoi la musique touche les gens, plutôt que de l’utiliser comme un simple outil. Elle avait déjà travaillé avec des personnes âgées dans un laboratoire d’ergothérapie à l’Université Washington à St. Louis. Elle s’est ensuite installée en Allemagne, où elle a travaillé dans un établissement de santé mentale pour personnes âgées, le Central Institute for Mental Health, à Mannheim. Elle était devenue une « g minuscule ».
Elle n’a pas tardé à se rendre compte que ce qu’elle voulait vraiment faire, c’était travailler avec les personnes âgées. Elle n’avait jamais entendu le terme « gérotonpsychologie » auparavant, mais elle a eu la chance de participer à un programme à l’Université de Louisville, dans le Kentucky, et a été acceptée dans le programme de psychologie clinique, travaillant sous le mentorat et la supervision de deux gérotonpsychologues. Elle a obtenu son doctorat, est devenue une « g majuscule » et affirme qu’elle n’a jamais regardé en arrière.
« L’un des aspects les plus gratifiants du travail avec les personnes âgées est qu’elles font partie des êtres humains les plus complexes au monde. Il s’agit d’une population tellement hétérogène parce qu’elle présente toutes les différences démographiques que nous avons tous (genre, origine ethnique, etc.), mais aussi toutes les expériences vécues et les changements qui en découlent. Vieillissement physiologique, émotionnel et cognitif. C’est vraiment stimulant et passionnant pour moi sur le plan intellectuel parce que ce sont des personnes beaucoup plus complexes que les personnes des autres groupes avec lesquels j’ai travaillé et qui n’ont pas fait autant de choses. »
La Dre Strong a par la suite travaillé à Boston dans un centre de réadaptation de l’administration de la santé des anciens combattants. Elle a étudié comment l’intégration de la musique dans un groupe de santé mentale pouvait déstigmatiser le sujet de la santé mentale pour des anciens combattants masculins âgés. Les réactions ont été très positives : les anciens combattants avaient l’impression que ce groupe était différent des autres auxquels ils avaient déjà participé et que l’utilisation de la musique leur permettait de parler plus facilement de sujets qu’en tant qu’hommes et anciens combattants, ils avaient été conditionnés à éviter. La musique leur a permis de ressentir les choses sans avoir à trouver les mots.
L’une des séances de la Dre Strong avec ce groupe prévoyait le recours à une technique de musicothérapie. Ils commençaient la séance de groupe en lisant les paroles d’une chanson à voix haute, comme un poème. Ils parlaient des images que cela évoquait et de ce qu’ils pensaient que l’artiste essayait de transmettre. Ensuite, ils écoutaient la chanson pour voir si le sentiment était différent de celui qu’ils avaient ressenti en lisant les paroles. L’ajout d’une musique a-t-elle atténué le message ou y a-t-elle ajouté quelque chose? Les anciens combattants du groupe, des hommes qui, en raison des conditionnements liés à leur genre et au service militaire, éprouvaient une réticence à s’exprimer de manière vulnérable, sont allés très profondément en eux lors de la dissection de la musique.
Selon la Dre Strong, la chanson What A Wonderful World était l’une des préférées des groupes. Compte tenu de l’âge des participants (certains anciens combattants du Vietnam, d’autres de la guerre de Corée et d’autres encore ayant survécu à la Seconde Guerre mondiale), il est logique qu’une chanson des années 60 ait eu autant d’écho. La musique est souvent associée à la mémoire et à la nostalgie, en particulier la musique que nous avons entendue lors d’événements marquants de notre vie, à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Par exemple une chanson de mariage, une chanson qui jouait durant la fin de vos études ou une chanson que vous avez entendue lors de votre départ pour la guerre.
Lorsque des séances similaires seront organisées dans quarante ans, il y a fort à parier qu’une psychologue comme la Dre Strong intégrera une musique bien différente dans ce type de thérapie de groupe. Ils discuteront de ce que Montell Jordan essaie de faire comprendre lorsqu’il suggère de « flip the track, bring the old school back » (réarranger les pistes, ramener la vieille école). Les groupes de soutien aux personnes atteintes de démence qui font participer les gens en utilisant une musique chantée ressembleront à l’un de ces mashups de Pitch Perfect. « I reach for my 40 and I turn it up / designated driver take the keys to my truck ».
La musique ne fait pas que ramener des souvenirs, elle façonne notre cerveau au fur et à mesure que nous vieillissons. La Dre Strong s’intéresse plus particulièrement au cerveau des musiciens et à l’effet d’une vie passée à jouer de la musique sur le processus de vieillissement. Elle parle de ce que l’on appelle la réserve cognitive. Il s’agit de l’idée selon laquelle tout ce que nous faisons dans notre vie s’accumule et devient une réserve dans notre cerveau. La Dre Strong décrit cela comme une batterie que l’on peut charger. Le fait d’avoir reçu une éducation formelle, de parler une deuxième ou une troisième langue, d’avoir des relations sociales solides, voilà des facteurs qui chargent notre batterie et nous rendent plus résistants aux troubles cognitifs plus tard dans la vie.
« Si une personne dispose d’une réserve cognitive très élevée, l’image de son cerveau obtenue par tomodensitométrie peut sembler horrible, montrant la présence de maladies ou de lésions vasculaires. Mais elle peut encore fonctionner correctement parce qu’elle a accumulé cette réserve au fil du temps, qui permet à son cerveau de contourner ces voies endommagées. Une personne dont la réserve cognitive est plus faible peut avoir un cerveau qui semble relativement en bon état sur une image par tomodensitométrie, mais elle peut montrer des signes de démence légère ou modérée dans son fonctionnement. »
D’après les études de la Dre Strong et des études similaires menées par ses pairs, les musiciens ont tendance à mieux réussir dans certains domaines en vieillissant, notamment les fonctions exécutives et le langage, mais pas dans tous les domaines. La mémoire est l’un des domaines dans lesquels ils n’ont pas tendance à faire mieux que les non-musiciens. Certains ont suggéré que les tests de mémoire étaient imparfaits, ce qui pourrait expliquer l’absence de corrélation entre la mémoire et l’aspect musical. Lorsque la Dre Strong prendra un congé sabbatique l’année prochaine, c’est l’une des choses qu’elle espère apprendre à partir d’un ensemble de données longitudinales qu’elle a recueillies. Mais elle a déjà beaucoup appris de ses recherches jusqu’à présent.
« J’ai comparé les personnes qui ont cessé de jouer à celles qui ont continué à jouer. Il s’agit d’une étude intéressante, dans laquelle j’ai constaté que les personnes qui ont arrêté de jouer perdaient les avantages qu’elles avaient dans certaines des capacités plus fluides, comme les fonctions exécutives, mais conservaient les avantages qu’elles avaient dans les capacités cristallisées, comme le langage. Les personnes qui ont continué à jouer conservent les deux avantages. »
Travailler avec des populations âgées comporte certains défis, en particulier celui de définir ce que sont ces populations. La limite générale (arbitraire, selon la Dre Strong) à partir de laquelle les gérontopsychologues et les gérontologues commencent à considérer les personnes comme « âgées » est l’âge de 65 ans. Mais ils travaillent également avec des personnes beaucoup plus âgées que cela.
« Ce qui devient compliqué lorsqu’on utilise 65 ans comme seuil arbitraire, c’est que l’on y inclut des personnes de 80, 90, voire plus de 100 ans. Des personnes de plus de 100 ans participent à des recherches, et vous vous retrouvez face à un casse-tête scientifique très intéressant, à savoir la présence de personnes qui ont une différence d’âge de 30 à 40 ans dans un échantillon scientifique. Ce qui est absurde – on ne mettrait jamais des enfants de 10 ans et des adultes de 50 ans dans le même échantillon, et c’est un peu ce qui se produit ici.
C’est donc un problème lorsque nous travaillons avec des adultes âgés, et une grande partie de la gérontologie et de la gérotonpsychologie divise ces groupes comme ceci : “jeunes vieux” (65-74 ans), “vieux plus âgés” (75-84 ans) et “les plus âgés” (85 ans et plus), tentant ainsi d’obtenir une perspective un peu plus nuancée. Ces personnes ont grandi de manières complètement différentes et font partie de cohortes complètement différentes. On ne peut ni ne doit s’attendre à ce qu’une personne de 65 ans se trouve au même stade de sa vie qu’une personne de 95 ans.
Il est beaucoup plus facile d’avoir accès à des participants à la recherche qui font partie du groupe des jeunes vieux, et ceux-ci ont donc tendance à être surreprésentés dans la recherche. Il est beaucoup plus difficile d’obtenir un échantillon représentatif des groupes plus âgés. »
Un autre défi est celui de l’âgisme. C’est un sujet qui préoccupe beaucoup la Dre Strong, et elle s’enflamme lorsqu’elle parle de la façon dont nous négligeons notre population âgée. L’âge est un facteur de diversité souvent négligé, et les gérotonpsychologues rappellent constamment à leurs organisations, et à tous ceux qui veulent bien les écouter, que l’âge doit être considéré et inclus comme un facteur de diversité. L’absence de valorisation des personnes âgées, les attitudes négatives que nous avons à l’égard de la vieillesse, du fait de paraître vieux ou d’agir comme une personne âgée, tout cela crée des torts dans le monde réel. Selon la Dre Strong, ce sont là quelques-unes des raisons pour lesquelles nous ne prenons pas de mesures pour réformer le système de soins de longue durée du Canada.
« Nous savons ce qui fonctionne dans les soins de longue durée, il s’agit simplement de le mettre en pratique. L’intention de départ n’était pas nécessairement l’existence de ces établissements de type médical. Les gens ne veulent pas aller y vivre parce qu’ils savent que c’est le début de la fin, et ils pensent ainsi en raison du fonctionnement de ces établissements, qui manquent de personnel et sont négligés. C’est en Scandinavie que l’on trouve certains des modèles les plus étonnants de soins de longue durée et de soins aux personnes atteintes de démence. Il existe des “villages de la démence” fermés où les personnes vivent dans leur appartement, mais peuvent aller faire leurs courses et se promener dans le parc. La personne qui tond la pelouse est une infirmière spécialisée dans la démence, tout comme le barista du café. Mais beaucoup d’entre nous ne considèrent pas les personnes âgées, et en particulier les personnes âgées atteintes de démence, comme suffisamment importantes pour qu’on s’en préoccupe. »
Nous allons tous vieillir. Comme le dit la Dre Strong à ses étudiants, « si on ne vieillit pas, c’est qu’on est mort – c’est un privilège de vieillir ». Alors pourquoi est-il difficile de recruter des jeunes, et des étudiants en particulier, pour travailler avec des populations âgées? L’âgisme, les attitudes négatives et l’angoisse de la mort sont des facteurs importants. Il en va de même pour l’exposition au vieillissement. Les jeunes qui ont grandi auprès de personnes âgées, ou dont les enseignants ou les parents travaillent avec des populations âgées, ont tendance à être beaucoup plus réceptifs.
« Je dois mon intérêt pour le vieillissement à ma grand-tante Lila. Ma mère était sa principale aidante naturelle lorsque j’étais enfant, elle passait donc beaucoup de temps chez nous et j’ai passé beaucoup de temps avec elle. Je la trouvais fascinante. Elle portait une perruque et je l’ai vue sans perruque, ce qui était fascinant à neuf ans. Elle me racontait qu’elle avait un rat domestique lorsqu’elle avait mon âge et c’était incroyable de penser qu’elle avait déjà eu mon âge. J’ai eu de bonnes relations avec mes grands-mères et j’ai souvent eu des adultes âgés dans ma vie durant mon enfance. »
La gérotonpsychologie est un domaine relativement nouveau, et passionnant. Il reste encore énormément de recherches à mener et de nombreuses occasions de travailler avec des personnes dont les expériences de vie, la sagesse et les récits sont à la fois fascinants et instructifs. Ces gens sont les témoins vivants d’une époque que nous n’avons pas connue et ont vécu des vies que nous ne pouvons pas imaginer. Selon la Dre Strong, il est impossible de surestimer à quel point ce travail peut être gratifiant.
« Il s’agit d’un groupe qui a été marginalisé, qui ne se fait pas beaucoup entendre, et lorsqu’on prend le temps d’interagir avec eux, ils sont tellement reconnaissants. Ils ont tellement de sagesse et d’expérience que je ne peux m’empêcher d’apprendre d’eux. Ils ont vécu à des époques et fait des choses auxquelles je n’aurai jamais accès.
La communauté de la gérotonpsychologie et de la gérontologie est très accueillante, parce que nous voulons que les gens travaillent avec les personnes âgées. Et parce que les personnes qui finissent par travailler dans ce domaine sont par nature chaleureuses et accueillantes. C’est tout simplement une merveilleuse famille professionnelle. »
Nous avons besoin des experts des spécialités en « g majuscule » pour en apprendre davantage sur le vieillissement et sur la création d’une société accueillante, prospère et saine pour les personnes qui prennent de l’âge. Nous avons également besoin que tout le monde développe des compétences de type « g minuscule », afin de faire partie de la solution. À mesure que chacun d’entre nous vieillira, nous voudrons que le monde qui nous entoure change afin que nous puissions continuer à construire une communauté et à vivre une vie pleine de sens et marquante, aussi longtemps que nous serons là. C’est comme ça que ça se passe (dans le hood).
Documents de recherche :
Mental health and music group development and evaluation (with manual published in the appendices)
Deux articles sur la cognition chez les musiciens âgés
- https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0278262622000410
- https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0305735618785020
Et une étude récente sur les attitudes envers les aînés