Psychologie des communautés rurales et nordiques
« Les flics ont probablement la vie facile dans une petite ville.
Flic : “Pouvez-vous me décrire votre agresseur?”
Victime : “Oui, il mesurait environ 5’ 10’’…”
Flic : “mmh mmh”
Victime : “Il portait un manteau brun…”
Flic : “mmh mmh”
Victime : “Et c’était… Jim”. »
Je paraphrase un sketch comique d’un humoriste canadien que j’ai entendu un jour à l’émission Juste pour rire. L’identité de l’humoriste et la date du spectacle se sont avérées impossibles à trouver sur Google! Je me souviens d’avoir pensé à l’époque, oui, mais ça doit être difficile aussi pour le flic. La victime connaît Jim, car il connaît tous les habitants de la ville, mais il doit en être de même pour le policier, qui connaît également Jim. La situation est la même pour les psychologues qui travaillent en milieu rural et nordique.
La Dre Veronica Hutchings est psychologue aux services de counseling et de psychologie du campus Grenfell de l’Université Memorial, sur la côte ouest de Terre-Neuve-et-Labrador. Elle est également professeure agrégée aux facultés de médecine et de psychologie. La Dre Hutchings est l’actuelle présidente de la Section de la psychologie des communautés rurales et nordiques de la SCP.
« L’épuisement professionnel est un phénomène courant dans les régions rurales, si l’on considère les relations duelles et le défi que posent les frontières thérapeutiques, auquel on est confrontés dans les petites collectivités. Imaginez que votre liste d’attente s’allonge et que vous vous trouvez dans un petit endroit où les gens savent que vous êtes le seul psychologue ou l’un des rares psychologues de l’endroit. Vous vous retrouvez avec une forte pression : “puis-je prendre cette personne, elle va vraiment mal, puis-je en prendre une de plus?” Cela peut être très épuisant. Je travaille ici, sur le campus Grenfell, et dans la moitié des magasins où je vais, les employés sont des étudiants à qui j’enseigne. J’ai passé 10 ans à Halifax, et pendant cette période, je crois que je n’ai rencontré un client que deux fois! »
La fourniture de services dans les collectivités rurales et éloignées pose d’autres problèmes, parmi lesquels l’accès à Internet, surtout en cette période de pandémie. Mme Charlene Bradford est une psychologue agréée, enregistrée en Alberta, qui exerce en pratique privée au Yukon. Mme Bradford est la présidente de la Psychological Society of the Yukon.
« Au Yukon, nous avons incontestablement des problèmes d’Internet et tout le monde s’en plaint. L’Internet est très cher, et dans les collectivités situées plus au nord, l’accès est très inégal. Il vaut mieux ne pas faire trop de thérapie virtuelle, car il y a souvent un décalage, ou l’écran se fige et on perd contact avec la personne au mauvais moment. Lorsque la pandémie a frappé et que nous avons commencé à faire des choses de manière virtuelle, je suivais une formation sur la prestation de thérapies virtuelles et je me suis dit – bien sûr, cela va fonctionner ici à Whitehorse où les connexions Internet le permettent, mais il est impossible de se fier à la fiabilité de l’Internet dans les communautés rurales.
Au Yukon, nous avons la chance d’avoir une compagnie aérienne exceptionnelle qui dessert régulièrement plusieurs de nos communautés nordiques, ce qui donne lieu à de nombreux vols. Cela aide, mais il faut aussi avoir des cliniciens capables de se déplacer. »
La Dre Hutchings dit que certaines collectivités du Labrador ont les mêmes problèmes d’Internet. Tant à Terre-Neuve qu’au Yukon, certaines petites communautés ont entièrement fermé leurs portes ce qui fait en sorte qu’il n’y a pas de services psychologiques accessibles par avion. Mme Bradford a vu de petites communautés être durement touchées par le virus, qu’elle qualifie de « dévastateur ». La pandémie avait déjà entraîné une demande massive et des temps d’attente très longs, et les communautés touchées de plein fouet par la COVID n’ont fait qu’accroître le besoin d’aide psychologique.
La pandémie et la petite taille des communautés où travaillent les psychologues dans les zones rurales et nordiques ne sont que deux éléments qui ont une incidence sur la façon de travailler des psychologues et qui font que leur façon de fonctionner soit bien différente en zone urbaine. La Dre Reagan Gale est directrice de la psychologie clinique pour le gouvernement du Yukon. Elle est autorisée à exercer en Alberta, dans les Territoires du Nord-Ouest, au Nunavut et en Ontario, et elle est l’actuelle vice-présidente de la Psychological Society of the Yukon.
« J’ai grandi en Ontario, et ce que je peux dire depuis mon arrivée dans le Nord, c’est que je constate combien la nécessité de mettre l’accent sur la sécurité culturelle et les modes de connaissance et de compréhension autochtones devient encore plus cruciale lorsqu’on se déplace vers le Nord et lorsqu’on travaille dans certaines petites communautés des autres provinces où il y a une grande proportion de membres des Premières nations, d’Inuits et de Métis.
Je pense que les compétences nécessaires pour aider les personnes que nous recevons sont différentes et qu’il faut faire preuve de souplesse. Je reviens tout juste de l’Ontario où j’ai passé une semaine à faire des évaluations dans une communauté où la sécurité alimentaire est un problème majeur, où les enfants ont continuellement faim. Je suis sûre que c’est le cas pour de nombreuses personnes en milieu urbain, mais dans une petite communauté, nous parlons d’une norme culturelle de la faim. Ce n’est pas aberrant ou exceptionnel, c’est une norme dans la communauté : les enfants ont faim. Cela nous incite, en tant que cliniciens, à aborder la pratique différemment. »
Vous avez peut-être remarqué que Mme Bradford et la Dre Gale sont toutes deux « autorisées à exercer en Alberta », même si elles travaillent toutes deux au Yukon. Cela s’explique par le fait que le Yukon est la seule province ou le seul territoire du Canada où les psychologues ne sont pas encore soumis à une réglementation quelconque.
« Le Yukon est la dernière instance canadienne où tout est permis en matière de pratique professionnelle de la psychologie, en l’absence de réglementation, » explique-t-elle.
Si un psychologue du Yukon veut être agréé (et beaucoup le sont), il doit obtenir l’agrément auprès d’un organisme provincial en dehors de son territoire. Selon Mme Bradford, bien qu’il s’agisse d’une solution partielle, elle ne règle pas certains problèmes fondamentaux liés à l’absence de réglementation au Yukon.
« Il n’y a pas d’organisme de réglementation de quelque forme que ce soit au Yukon, de sorte que bon nombre d’entre nous qui exercent la profession de psychologue ont pris l’initiative de demander l’agrément dans une autre province ou un autre territoire. C’est bien, parce que nous passons par le processus de réglementation, mais c’est aussi problématique parce qu’il n’y a pas de réglementation au Yukon, ce qui signifie plusieurs choses. Premièrement, les ordres professionnels auprès desquels nous sommes agréés n’ont qu’une capacité limitée d’appliquer quoi que ce soit en dehors de leur compétence, ce qui est le cas du Yukon. L’autre problème est qu’il y a des gens qui exercent la psychologie et qui ne sont pas agréés au Canada, et ils peuvent le faire parce que ce n’est pas un titre
réservé ici. »
Beaucoup de choses peuvent arriver lorsque des personnes qui ne sont pas tenues d’adhérer à des normes de pratique particulières peuvent se faire appeler « psychologues ». Peut-être n’ont-ils pas satisfait aux critères d’accès à la profession dans un autre territoire. Un psychologue remplit des fonctions délicates et importantes, comme les évaluations diagnostiques. On imagine difficilement à quoi pourrait ressembler cette démarche pour les clients, dont beaucoup sont très vulnérables, lorsqu’elle est effectuée par une personne qui n’a pas les qualifications requises. La Dre Gale voit souvent cela dans son travail.
« En ma qualité de directrice de la psychologie clinique pour le gouvernement du Yukon, des gens me téléphonent pour me demander quelles sont les possibilités de pratique au Yukon. C’est souvent parce qu’ils n’ont pas satisfait aux exigences requises pour avoir l’autorisation d’exercer dans une autre province ou un autre territoire. Peut-être ont-ils passé l’EPPP (Examination for Professional Practice in Psychology) le nombre maximum de fois prévu et n’ont pas pu le réussir, de sorte qu’ils ne peuvent pas obtenir l’agrément dans la province ou le territoire dans lequel ils résident. Des cliniciens qui ont fait l’objet de mesures disciplinaires de la part de leur organisme de réglementation et qui pourraient perdre leur droit d’exercer en tant que “psychologue” ont également pris contact avec moi. Le Yukon est le seul endroit où il n’y a aucune interdiction de ce type de pratique. »
Comment peut-on corriger la situation? Et pourquoi le Yukon est-il la dernière instance au Canada à adopter une réglementation? Mme Bradford affirme que les deux autres territoires du Canada ont un système qui pourrait être reproduit au Yukon.
« Les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut ont conclu une entente avec le College of Alberta Psychologists, qui s’occupe de la réglementation. Nous aimerions avoir cela au Yukon, et les raisons en sont nombreuses. L’une des plus importantes est que nous sommes un petit territoire. La réglementation protège vraiment les gens. Si les choses ne se passent pas bien avec votre psychologue, ou si quelque chose vous semble bizarre, il existe une procédure de plainte. Dans une petite communauté, vous voulez être sûr lorsque vous déposez ces plaintes qu’elles ne seront pas adressées à votre ami, votre voisin, quelqu’un que vous croisez à l’épicerie [comme Jim]. Un grand organisme de réglementation offre cette protection aux habitants des petites provinces ou des petits territoires comme le nôtre. C’est le modèle que nous essayons d’adopter. »
La Psychological Society of Yukon est très petite, en ce sens qu’elle ne compte que 12 membres – des psychologues qui se sont regroupés pour collaborer et défendre les choses qui sont importantes pour eux.
« Notre association a pour objectif de promouvoir l’accès à des services psychologiques de haute qualité fondés sur des données probantes pour les Yukonais, dont beaucoup vivent dans des communautés nordiques éloignées. Bien sûr, Whitehorse est une ville nordique et rurale pour une grande partie du Canada, mais nous parlons de communautés beaucoup plus petites que Whitehorse. Elle a un autre objectif, à savoir défendre la réglementation de la psychologie. Je ne veux pas parler au nom des 12 membres de l’association, mais nous sommes ouverts à toute voie jugée la plus durable pour notre ministère des Services aux collectivités, qui est le ministère du gouvernement qui détient la compétence en cette matière. Personnellement, je pense que nous sommes un groupe trop petit pour nous autoréglementer. Pour ma part, je préférerais conclure un accord avec une instance du Sud. Mais si le gouvernement peut le faire, nous voulons nous associer à lui pour y parvenir. »
Mme Bradford se souvient d’un moment mémorable à l’Assemblée législative du Yukon – oui, il y a des débats à l’Assemblée législative du Yukon qui, bien que peu connus du reste du Canada, peuvent être mémorables!
« Le chef de l’opposition interrogeait la personne qui est censée encadrer la profession de psychologue. Il a dit : “Si je comprends bien, en l’absence de réglementation, je peux mettre ma propre plaque indiquant ‘Services psychologiques de Currie’, est-ce exact?” Le ministre responsable a dit “Oui, c’est ce que je comprends” ».
La question de la réglementation a deux volets. La réglementation de la psychologie instaure une norme de pratique qui garantit que les psychologues qui fournissent des services aux personnes dans les communautés rurales et nordiques le font à l’aide de méthodes fondées sur des données probantes; qu’ils seront guidés par des normes professionnelles qui, au minimum, tentent de ne pas nuire aux personnes avec lesquelles ils travaillent. Le deuxième avantage de la réglementation est de créer un mécanisme de plainte, de sorte que les personnes qui sont lésées par les services fournis disposent de recours et d’une procédure à suivre. La réglementation ne peut pas empêcher tous les préjudices, mais elle fournit un ensemble de règles qui réduisent au minimum les dommages potentiels. Selon Mme Bradford, le problème devrait être assez facile à résoudre.
« De notre point de vue, il n’y a pas beaucoup de raisons de ne pas aller de l’avant. Reagan a consulté des représentants juridiques pour savoir quelle est la façon la plus simple de faire avancer les choses, et cela pourrait être aussi simple qu’un protocole d’entente avec le College of Alberta Psychologists. Nous comprenons qu’il s’agit simplement d’un décret du gouvernement. »
Et pourtant, ce n’est pas encore fait. La Dre Gale nous en dit un peu plus.
« Les obstacles sont les obstacles normaux à l’élaboration des lois par le gouvernement. Notre gouvernement est petit et notre territoire est petit. Les membres de notre société sont reconnaissants pour les travaux de délivrance de permis que le gouvernement fait déjà. Il ne s’agit pas de critiquer les importants efforts en matière de réglementation qui sont déjà en cours – mais simplement que dans une région aussi petite, la capacité en ressources humaines pour ajouter une autre profession est une tâche difficile. Nous pensons que ce n’est pas beaucoup demander, mais dès qu’on élargit l’offre d’un gouvernement, il y a une décision politique qui se prend. Nos efforts de lobbying ont porté leurs fruits lors des élections territoriales du printemps 2021, et les trois partis se sont engagés à réglementer la psychologie, mais c’est le parti dont l’engagement était le plus vague qui a fini par former le gouvernement. Mais nous sommes chanceux que les deux autres partis soient intéressés et que le sujet de la réglementation soit abordé à l’Assemblée législative. »
L’un des avantages supplémentaires en aval de la réglementation est la stabilité. Mme Bradford est au Yukon depuis 19 ans (pas toutes en tant que psychologue agréée) et elle a vu un véritable changement dans le paysage de la santé mentale du territoire.
« Les gens qui travaillent comme psychologues au Yukon, et qui sont agréés, sont ici depuis un certain temps. Nous sommes investis dans la collectivité, nous assurons la continuité des services et nous établissons une relation de confiance qui a la possibilité de se développer au fil des ans, car les gens consultent la même personne. Dans le passé, il y avait un certain roulement, car les personnes qui occupaient certains postes en santé mentale n’avaient pas toutes forcément le même niveau de formation ou de connaissances pour être en mesure de gérer toutes les situations. Elles n’ont peut-être pas mis l’accent, comme la psychologie le fait, sur l’importance de prendre soin de soi et la prévention de l’épuisement. J’ai donc vraiment remarqué ce changement, car il y a maintenant plus de psychologues, et les gens restent, le roulement est réduit et les services sont plus efficaces. »
Ce type d’évolution vers les pratiques exemplaires, les traitements fondés sur des données probantes et la stabilité s’est également produit dans d’autres provinces et territoires. La Dre Hutchings est la première psychologue à travailler aux services de counseling et de psychologie du campus Grenfell.
« Il y a sept ans, lorsque je suis arrivée ici, on a fait pression pour que mon prédécesseur soit remplacé par un psychologue, car on reconnaissait l’importance de la psychologie. Il y a 10 ans, sur le même campus, il n’y avait pas de formulaires de demande ni de procédures pour obtenir le consentement. Les cliniciens qui y travaillaient n’étaient pas agréés par un organisme officiel. Désormais, il existe un processus, une procédure de consentement éclairé et un service plus structuré qui fonctionne dans un cadre réglementé. »
Les personnes vivant dans des communautés éloignées ont des besoins différents de ceux des petites communautés, bien qu’il y ait beaucoup de chevauchements. Par exemple, les communautés qui doivent être approvisionnées par avion peuvent avoir plus de difficultés à avoir accès à la nourriture, ce qui a des répercussions importantes sur la santé mentale. Cela signifie que pour les psychologues qui travaillent dans ces régions, il n’existe pas d’approche unique. Les statisticiens ont débattu pendant des années de ce qui constitue les communautés « rurales », et la Dre Hutchings tente de définir ce que « rural » signifie réellement pour les psychologues.
« Tout ce qui est au Nord est rural, mais tout ce qui est rural n’est pas au Nord. Et il existe des degrés de ruralité différents, bien sûr. Par exemple, Cornerbrook (population d’environ 20 000 habitants), où je me trouve, est une sorte de plaque tournante de la côte ouest de Terre-Neuve. Mais pour toute intervention médicale importante, il faut quand même faire huit heures de route pour aller à St. John’s. C’est un peu subjectif, mais je définis la ruralité principalement par la taille de la communauté, puis aussi par la distance qui la sépare d’un centre plus “urbain”. »
Ou, plus simplement, plus vous êtes en milieu rural, plus vous avez de chances de connaître Jim.