Au début de sa carrière, Sigmund Freud se spécialise en hypnose. Il hypnotise ses patients pour les amener à s’ouvrir sur leurs symptômes, diminuant supposément leur gravité. Il est novice en la matière, a peu d’habiletés, ses patients doivent donc être le plus détendus possible : il leur demande de s’allonger sur un divan, pendant qu’il fume son cigare en leur disant qu’ils ont très envie de dormir.
Éventuellement, il découvre qu’il peut être encore plus efficace que les patients parlent simplement de leurs symptômes dans une atmosphère détendue. Il abandonne l’hypnose, mais conserve le divan (et le cigare). D’autres psychanalystes qui ont suivi les traces de Freud ont également adopté le divan, à tel point que dans les années 1940, l’Imperial Leather Furniture Company de New York devint une entreprise richissime grâce aux « divans de psychanalyse ». Il y a plus de 70 ans, le psychanalyste au cigare et au divan austère devient en quelque sorte un « mème », un « mème » qui persiste à ce jour.
Que seraient les dessins humoristiques du New Yorker sans le divan du psychologue? Bob Mankoff, lui-même ancien psychologue expérimental, est le responsable des dessins humoristiques du New Yorker. Il affirme que le divan du psychiatre dans les caricatures est un raccourci utile, qui traduit immédiatement une dynamique de pouvoir. Dans Les Soprano, lorsque Tony voit sa thérapeute, il s’assoit dans un fauteuil commun et confortable, mais le divan est là en arrière-plan, au cas où nous oublierions de quel type de bureau il s’agit.
Évidemment, le domaine de la psychanalyse a beaucoup évolué depuis les beaux jours de l’Imperial Leather Furniture Company. Et s’asseoir derrière la tête d’un patient alors qu’il est sur votre divan à vous parler est chose du passé. Toutefois, des images fortes, ancrées dans la culture populaire, peuvent encore exercer une certaine emprise bien longtemps après leur date de péremption. Pendant que l’image cigare-divan-psychologue s’estompe, il en va de même pour l’ostracisme que subissent les personnes qui cherchent de l’aide pour traiter un problème de santé mentale.
Le Dr Nicholas Carleton est professeur de psychologie à l’Université de Regina, psychologue clinicien agréé en Saskatchewan et actuel directeur scientifique de l’Institut canadien de recherche et de traitement en sécurité publique. Il se réjouit des progrès que fait la discipline en démystifiant et en démantelant l’ostracisme qui frappe les gens qui cherchent du soutien psychologique.
« Je crois que nous assistons au déclin de la stigmatisation, et je pense que c’est largement dû au fait que les psychologues sont de plus en plus présents dans la collectivité. L’idée que vous vous retrouverez comme dans un épisode de Mad Men quand vous entrerez dans le bureau d’un psychologue, avec un grand canapé en cuir et quelqu’un qui fume un cigare, tout cela peut sembler très inquiétant – j’imagine que c’est en grande partie disparu de la réalité. Je pense également que cette idée aujourd’hui mythique au sujet de ce qui se produit lors d’une visite chez un thérapeute disparaît peu à peu. »
La Dre Brigitte Sabourin est professeure adjointe à l’Université du Manitoba, au département de psychologie clinique de la santé, et praticienne en psychologie clinique à Winnipeg. Elle est la présidente de la Section de psychologie clinique de la SCP, et dit que le domaine a beaucoup progressé, mais que ses objectifs fondamentaux demeurent les mêmes.
« Nous pouvons nous définir comme un champ d’activité où nous avons affaire au fonctionnement humain. La psychologie clinique va de la détermination des problèmes humains et de leurs solutions, à la promotion globale du bien-être physique, social et mental. Cela implique l’évaluation, le traitement, la consultation, l’élaboration de programmes, la recherche, le mentorat, l’enseignement… »
La Dre Sabourin se spécialise en psychologie clinique de la santé, au carrefour de la psychologie de la santé et de la psychologie clinique. Elle évolue dans une clinique de soins tertiaires auprès de personnes atteintes de douleurs chroniques. Son travail englobe l’examen des aspects biopsychosociaux chez les gens qui vivent avec un problème de santé chronique, et la mise en application des compétences en psychologie clinique et des principes relatifs aux comportements liés à la santé pour tenter de les soutenir. La plupart des psychologues cliniciens ont une spécialisation de ce type, que ce soit en milieu hospitalier ou dans le traitement de troubles de l’humeur particuliers. Ce n’est pas le seul changement qui s’est opéré dans ce champ d’activité depuis les dernières décennies.
Comme le souligne la Dre Sabourin, « je crois que d’une part, le domaine est devenu plus diversifié. Traditionnellement, il était dominé par des hommes blancs, et ça continue de changer. Notre engagement envers la pratique fondée sur des données probantes poursuit son évolution, réunissant l’ensemble de nos connaissances sur ce que nous savons de tout ce qui touche les troubles mentaux jusqu’à l’épanouissement humain. Nous utilisons désormais ce savoir pour améliorer nos services et rendre des comptes aux personnes que nous aidons. Je pense également que les milieux où nous pratiquons ont changé. On trouve des psychologues cliniciens partout, que ce soit dans les soins primaires jusqu’aux soins hyperspécialisés, avec pour résultat que les populations et les milieux auprès desquels nous intervenons sont beaucoup plus diversifiés qu’ils ne l’étaient auparavant. De plus, je crois que la reconnaissance de l’aide que peut apporter l’accès aux services a progressé. Il ne s’agit pas de savoir si quelque chose ne va pas chez vous ou si vous êtes fou : la stigmatisation a commencé à s’atténuer et les gens réalisent que nous pouvons aider n’importe qui, de l’athlète d’élite à la personne qui éprouve de réelles difficultés à accomplir les tâches essentielles du quotidien. »
Le fait de rassembler ces connaissances et de les utiliser en pratique clinique est une question que connaissent bien la Dre Sabourin et le Dr Carleton. Ils sont tous deux chercheurs, en plus d’être cliniciens. Le Dr Carleton reçoit, et traite, plusieurs intervenants de première ligne à Regina – particulièrement à la GRC, puisque l’École est située dans la ville. Il réalise également plusieurs recherches auprès de la GRC et d’autres membres du personnel de la sécurité publique (PSP). Récemment, lui et son équipe ont créé un outil en ligne anonyme où les membres du PSP peuvent évaluer leur propre santé mentale, pour ensuite chercher le soutien dont ils ont besoin.
« Je crois que nous observons une meilleure intégration de la science et de la pratique, poursuit-il. Nous améliorons nos façons de nous connecter les uns aux autres, et nous entretenons des relations fondées sur la pratique réflexive entre les psychologues qui font de la recherche et les psychologues praticiens. Nous constatons combien la science oriente la pratique et vice versa, de manière beaucoup plus dynamique. Par exemple, on a assisté à des changements considérables pour ce qui est du SSPT. Grâce aux interactions étroites entre la pratique clinique et la science, il existe désormais quatre groupes de symptômes plutôt que trois. Les diagnostics de SSPT peuvent dès lors être posés sans qu’il y ait un événement unique, mais en considérant l’ensemble des événements accumulés. Il ne fait aucun doute que, pour nos intervenants de première ligne et les autres membres de la sécurité publique, il s’agissait de deux immenses pas en avant. Les membres du personnel de la sécurité publique avaient de la difficulté à préciser quel incident leur causait le plus de problèmes parce qu’ils en avaient vécu des centaines, voire des milliers, au cours d’une seule année. Auparavant, ils se rendaient chez un psychologue en disant “J’ai des problèmes”, ce à quoi le psychologue aurait pu répondre “J’en ai aussi car je ne peux établir de diagnostic à moins que vous ne choisissiez un seul événement”. Nous avons corrigé ces choses, et nous réalisons des améliorations progressives et d’importantes avancées. »
Une autre évolution avec laquelle nous sommes tous familiers aujourd’hui est de nature technologique. Je mène la présente entrevue avec la Dre Sabourin et le Dr Carleton via Zoom, et il existe des dizaines d’autres plateformes virtuelles disponibles pour tenir des rencontres, et même des séances de thérapie.
La Dre Sabourin précise : « Je crois qu’un autre élément qui a pris de l’ampleur, particulièrement depuis la pandémie, est le rôle de la technologie et de l’innovation sur le plan de l’accès aux services psychologiques. L’idée de devoir se rendre dans un cabinet de psychologue même pour une séance de 15 minutes, quelque part dans un édifice menaçant, ce n’est plus ainsi que nous envisageons la psychologie clinique. Aujourd’hui, nous avons recours aux plateformes de visioconférences, aux applications sur nos téléphones, et ainsi de suite. Par exemple, nous faisons beaucoup de programmes de groupe où les participants peuvent demeurer dans le confort de leur domicile, sans avoir à se rendre en voiture à l’hôpital et payer le stationnement, et tenter de trouver le chemin, et ainsi de suite. Le fait de diminuer les obstacles aux soins et d’augmenter la souplesse dans notre façon de faire représente un progrès enthousiasmant. Ce mouvement existait déjà depuis un moment, mais depuis deux ans, depuis le début de la pandémie, il a pris de l’essor. »
Il y a deux ans, avant le début de la pandémie, la thérapie virtuelle était plutôt marginale. Cependant, bien des choses ont changé depuis. Les psychologues qui étaient réticents à l’idée d’organiser des séances de thérapie sur les plateformes virtuelles ont appris à le faire efficacement, et la prévalence de ce type de technologie a éliminé certains des obstacles aux soins, accru l’aide psychologique disponible et largement contribué à atténuer la stigmatisation persistante entourant la recherche d’aide en santé mentale. Le Dr Carleton souligne que cela a aussi aidé d’autres façons.
« Au risque de dire une hérésie, j’estime vraiment que le fait d’être obligé de travailler à distance, quoique cela ait pu faire obstacle à certains congrès, a réellement rehaussé la collaboration, et ce, sous plusieurs angles. Je peux rencontrer quelqu’un de l’Australie à la fin de ma journée et au début de la sienne : nous pouvons échanger des notes pendant une demi-heure. Nous ne sommes pas préoccupés parce que l’un de nous deux devra bientôt prendre un vol de 16 heures. »
La Dre Sabourin acquiesce. Non seulement les collaborations sont plus faciles, mais il est également plus facile de fournir des soins psychologiques à un plus grand nombre de personnes.
« Nous examinons comment augmenter les ressources et notre portée. Une part de ce travail consiste à adapter le modèle de soins par paliers qui se déploie dans tout le pays. Au premier palier, on offre du soutien à beaucoup de personnes, et puis, quand les besoins augmentent et se complexifient, on offre aux personnes des services psychologiques plus soutenus et intensifs. Nous lisions un article paru dans une revue scientifique à propos de ce modèle à Ottawa, et le directeur de ma clinique disait “J’aimerais que nous puissions prendre un vol vers Ottawa, nous asseoir et discuter avec cette personne! » Et j’ai répondu “Je vais organiser une rencontre Zoom ce mardi”. Ça peut s’organiser si rapidement et nous sommes si habitués à ces plateformes que nous avons l’impression de nous rencontrer en personne lorsque nous échangeons de cette manière. »
Je commande souvent de la nourriture à des fermes locales de ma région, qui me livrent des aliments à domicile. La nourriture est livrée par Miles [nom fictif], un homme très costaud, qui porte une barbe qui lui descend jusqu’à la boucle de ceinture et qui conduit un énorme camion réfrigéré. Il y a peu de temps, nous discutions de mon nouvel emploi à la Société canadienne de psychologie, et Miles m’a parlé d’un de ses collègues dont il s’inquiétait parce qu’il devenait de plus en plus replié sur lui-même. Il s’inquiétait de la santé mentale de son ami. Est-ce que je devrais lui parler? Est-ce que je devrais le laisser seul? En tant que non-psychologue, je ne pouvais lui donner de bons conseils sur ce qu’il fallait faire au juste, mais je pensais que lui offrir gentiment son aide ne pouvait faire de mal. Les autres fois où j’ai vu Miles, il me donnait des nouvelles de son ami. Un jour, l’été dernier, alors que je travaillais dans mon garage, Miles et son collègue étaient tous les deux dans le camion et sont venus s’asseoir quelques minutes. Depuis, à chaque fois qu’ils font une livraison chez moi, nous nous assoyons pendant une quinzaine de minutes et nous parlons un peu de notre propre santé mentale. Comment nous tenons le coup avec la pandémie, quels genres de problèmes nous et nos familles avons affrontés. Le Dr Carleton indique que ce genre de situation se produit de plus en plus.
« Nous avons observé d’extraordinaires améliorations dans le discours entourant la santé mentale. Plutôt que de taire le sujet, les gens en parlent avec franchise. Le fait que nous en soyons à une étape où nous essayons de mobiliser les connaissances sur la santé mentale pour faciliter la transition vers des changements réels – c’est un virage phénoménal même au cours des deux dernières décennies. Nous ne savons peut-être pas exactement où nous irons ensuite, mais au moins, nous ne nions plus que nous pouvons offrir beaucoup d’aide et de formes d’aide aux personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Je crois qu’une large part de ce changement est le résultat des activités de représentation des intérêts menées par les psychologues cliniciens et d’autres professionnels de la santé mentale. »
Nous n’avons pas encore terminé : un certain ostracisme demeure et persiste, comme l’image du divan et du cigare. Mais les professionnels de la santé mentale poursuivent leurs efforts pour l’éradiquer, et les psychologues cliniciens n’y font pas exception. La Dre Sabourin résume très bien le message.
« C’est normal d’avoir des problèmes, vous êtes humain. Ce n’est pas facile pour un être humain d’habiter notre planète! Nous essayons tous de vivre nos vies, mais nous n’avons pas choisi nos parents, nous n’avons pas choisi nos gènes, nous n’avons pas choisi le fait que nos cerveaux sont probablement encore programmés pour nous aider à survivre comme il y a 20 000 ans, et notre environnement s’est considérablement transformé depuis. Il s’agit de normaliser le fait que ce n’est pas grave si certains moments de votre vie sont plus difficiles que d’autres. Nous voyons des êtres humains exceptionnels qui se sont épanouis, comme Clara Hughes, l’athlète olympique qui a reconnu avoir des problèmes. Il y a des acteurs renommés et des politiciens qui s’ouvrent sur leurs difficultés et affirment que l’on peut faire quelque chose à ce sujet. En tant que société, nous reconnaissons qu’il n’est pas possible d’être soit en bonne santé, soit malade. Vous pouvez trouver des trucs. Vous pouvez trouver des moyens de vous faciliter la tâche, d’être mieux dans votre peau, d’être plus présent auprès de vos enfants. Nous sommes plusieurs à éprouver des difficultés, et le fait de voir un psychologue ne signifie pas que quelque chose cloche chez vous : simplement, nous sommes tous des êtres humains qui tentent de faire de leur mieux dans un monde difficile. »