« Je n’ai jamais eu de client qui, à la question “Qu’est-ce qui vous amène ici?”, me réponde “Je voulais devenir accro, alors me voilà.” Ça ne m’est jamais arrivé. »
Andrew Hyounsoo Kim est professeur adjoint au département de psychologie de l’Université Ryerson et président de la Section de la psychologie des toxicomanies de la SCP. Psychologue clinicien (exercice autonome provisoire), le Dr Kim a fait sa résidence au Programme de traitement de la toxicomanie et des troubles concomitants du Royal. Il souligne que personne ne commence à consommer de la drogue ou de l’alcool ou à adopter un comportement donné avec une intensité telle que son fonctionnement en sera perturbé.
Presque tout le monde a déjà consommé de l’alcool et de la drogue. Rares sont les Canadiens qui n’ont jamais parié ni joué à un jeu vidéo en ligne. Certaines personnes finissent par s’adonner à ces activités de manière excessive ou à se livrer à ce genre de comportements plus souvent et plus longtemps que d’autres. Mais très peu de personnes développent une dépendance. Nous faisons tous le choix d’essayer certaines choses et nous pouvons choisir de continuer à les faire dans une certaine mesure – mais personne ne choisit de devenir dépendant.
La toxicomanie est l’un des problèmes de santé mentale les plus stigmatisés. Dans le but de remédier à cette situation et de susciter une plus grande compréhension de la part du public, un réel changement s’est opéré au cours de la dernière décennie pour abandonner le langage stigmatisant qui lui est associé. Les chercheurs et les cliniciens de ce domaine n’utilisent plus les mots « addiction » ou « abus », mais plutôt le terme « usage de substances psychoactives ».
« Nous n’utilisons plus le mot “drogué”, dit le Dr Kim. Nous disons plutôt “une personne qui souffre d’une dépendance”. Nous n’utilisons pas le mot “héroïnomane ou junkie”, et même l’expression “être clean” ne fait plus partie de notre vocabulaire car ces mots ont plutôt une connotation négative. »
En eux-mêmes, les mots « addiction, dépendance ou toxicomanie » sont largement utilisés – et mal utilisés – dans la société en général. Nous avons tendance à les utiliser pour décrire toute activité à laquelle les gens s’adonnent pendant une longue période de temps.
« Pensez à toutes les publicités qui disent par exemple : “Cette émission de télévision est vraiment addictive” ou “Je suis accro à ce jeu”. Les gens utilisent abondamment ces termes sans vraiment savoir ce qu’ils signifient. La dépendance a une signification très précise qui est beaucoup plus nuancée qu’une simple activité à laquelle une personne s’adonne pendant de longues périodes. Elle englobe non seulement le biologique (le cerveau), mais aussi le comportement, les émotions, les pensées et les conséquences qui en découlent. »
Outre le mauvais usage du mot, il subsiste de nombreuses idées fausses sur la dépendance elle-même, à savoir qu’il s’agit d’un échec moral ou d’un choix personnel, et que devenir dépendant est le signe d’un manque de caractère.
« Au tout début, lorsque vous commencez à vous livrer à un comportement de dépendance, c’est vous qui décidez de le faire, poursuit le Dr Kim. Mais avec le temps, le problème devient beaucoup plus complexe qu’un simple manque de volonté. Des changements se produisent dans le cerveau et dans le contexte émotionnel et psychosocial de la personne, et l’on passe d’un choix à une compulsion, c’est-à-dire que la personne s’y adonne même si cela ne lui procure plus de plaisir. S’il suffisait, pour arrêter, de se dire “arrête de consommer”, les psychologues cliniciens qui se spécialisent en toxicomanie ne travailleraient pas. Les dépendances, c’est beaucoup plus complexe que le simple fait d’arrêter. »
Le Dr Nassim Tabri est professeur adjoint de psychologie à l’Université Carleton. Ses recherches portent sur la toxicomanie et la santé mentale, en particulier les facteurs transdiagnostiques qui sont présents dans une gamme de comportements problématiques, comme le jeu et les troubles de l’alimentation.
« Pour comprendre ce qu’est une dépendance et comment une personne peut développer éventuellement une dépendance, il faut voir les choses de la manière suivante. Vous buvez de l’alcool pour la première fois, pour essayer, ou vous prenez un jeu vidéo et commencez à jouer. Cela ne signifie pas nécessairement que, parce que vous faites une chose qui a un fort potentiel addictif, vous développerez une dépendance. La dépendance s’installera si vous répétez le comportement même si vous n’en retirez plus de plaisir. Alors, vous devez répéter le comportement pour mieux fonctionner, et non plus pour le plaisir, et le fait de ne pas consommer ou vous adonner au comportement en question vous rend malheureux. »
La psychologie de la toxicomanie est une vaste discipline qui touche à pratiquement tous les aspects de nos vies connectées. Les publicités, les jeux, les téléphones, etc. sont conçus selon les principes de la science de la toxicomanie. Mais il existe un seuil défini de comportements qui constituent une dépendance. Ce n’est pas un seuil précis, car il peut être un peu différent chez chaque personne qui souffre de dépendance, mais le degré auquel l’activité, la consommation de la substance ou le comportement affectent la vie de cette personne est très élevé.
« La “dépendance” est un terme qui doit être réservé à une pathologie grave, souligne le Dr Tabri. Les publicités ou les jeux d’argent nous incitent, d’une certaine manière, à adopter un certain comportement. Le fait qu’une personne développe ou non une dépendance dépend en fait de son profil de risque (facteurs de risque biopsychosociaux). Le fait de se livrer modérément à ces activités, même si l’on est influencé, ne mérite pas le terme de “dépendance” ».
Je n’ai pas touché à mon téléphone depuis environ deux heures. Je le prends et je fais défiler les notifications – CBS Sports veut m’informer que les Broncos de Denver ont embauché le coordonnateur offensif de Green Bay, Nathaniel Hackett, comme nouvel entraîneur. L’appli Flipp voudrait que je voie les nouvelles aubaines disponibles cette semaine chez Loblaws. Mon petit jeu mobile veut que je sache qu’il m’a accordé des vies supplémentaires, Pharmaprix est très inquiète que je rate ma chance d’obtenir 10 000 points Optimum en dépensant 40 $ à son magasin et Twitter m’a envoyé huit notifications à propos de huit nouveaux abonnés que j’ai attirés aujourd’hui.
Bien que ces notifications ne concernent pas nécessairement le travail des psychologues spécialisés en toxicomanie, elles sont toutes influencées par la psychologie de la toxicomanie. Toutes sont conçues pour provoquer une réponse de ma part, pour me faire interagir avec l’appli, la boutique d’applis ou le contenu de manière à maximiser le temps que je passe sur mon téléphone et, par extension, à minimiser le temps que je passe à faire d’autres choses, vraisemblablement plus productives, mais moins intéressantes sur le moment. Bien que ces choses soient créées et étayées par la psychologie de la toxicomanie, le fait qu’elles m’influencent ne signifie pas que je suis « dépendant »; il y a un certain seuil à partir duquel on peut utiliser ce terme et si je ne me prive pas de sommeil, ne saute pas les repas et ne quitte pas le travail quatre heures plus tôt pour jouer à Words With Friends, je n’ai probablement pas dépassé ce seuil.
« Certains principes utilisés augmentent la probabilité de comportements addictifs sur les téléphones intelligents, ajoute le Dr Kim. Il s’agit de choses qui augmentent le temps passé sur l’appareil. Pour rendre l’appli plus attrayante, envoyer des notifications. Par exemple, avec les jeux vidéo en particulier, les tableaux des meneurs ou des messages comme “Voici une offre spéciale aujourd’hui – pour seulement 1,99 $, vous pouvez obtenir des vies supplémentaires”. Le jeu est un autre exemple : des connaissances et des principes psychologiques ont été utilisés pour développer les machines à sous, de sorte que les gens restent plus longtemps devant la machine. »
Bien que les principes psychologiques de la dépendance puissent être, et ont été utilisés pour engendrer des comportements addictifs qui entraînent parfois une dépendance, les psychologues qui se spécialisent dans ce domaine ont tendance à travailler sous l’angle opposé. Ils se concentrent sur la prévention et le traitement. Ils ont créé les Directives de consommation d’alcool à faible risque, les Lignes directrices sur les habitudes de jeu à moindre risque et les Recommandations pour l’usage du cannabis à moindre risque, les théories derrière le certificat Smart Serve Ontario et des initiatives de réduction des méfaits comme les sites d’injection supervisée. C’est là que les connaissances en psychologie sont directement appliquées pour réduire les méfaits que peuvent causer certaines de ces substances ou certains de ces comportements.
« La psychologie est l’étude scientifique de l’esprit et des comportements humains, ajoute le Dr Kim. En ce sens, la psychologie de la toxicomanie utilise des méthodes psychologiques scientifiquement fondées pour mieux comprendre pourquoi certaines personnes consomment des substances psychoactives jusqu’à en devenir dépendantes, et d’autres, non. La psychologie essaie aussi de mieux comprendre les effets des substances et d’autres comportements addictifs sur le cerveau, et, ce que je trouve le plus intéressant, les façons de mettre au point des interventions, des traitements et des mesures de prévention de manière à réduire les préjudices et la souffrance subis par les personnes qui vivent ou ont vécu avec une dépendance. »
Lorsque nous entendons le mot « dépendance », nous avons tendance à l’associer à des substances plutôt qu’à des comportements. La cigarette, l’alcool, la crise des opiacés nous viennent à l’esprit lorsqu’il est question de dépendance, mais ces comportements addictifs sont-ils similaires, par exemple, à ceux associés aux jeux d’argent ou aux jeux vidéo? Selon le Dr Tabri, ce n’est pas nécessairement le cas.
« Une des choses sur lesquelles nous nous concentrons est le cerveau. Je donne un cours complet sur le système dopaminergique de la récompense. Il me semble que le grand public comprend que les comportements addictifs ont une influence similaire sur le cerveau car ils détournent le système dopaminergique de la récompense. Cela signifie que la personne qui a développé une dépendance ne s’adonne plus aux activités qui ont du sens pour elle et qui la font se sentir bien, mais qu’elle fait la seule et unique chose qui la fait se sentir vraiment bien, au détriment de toutes les autres choses qui composent sa vie.
Mais toutes les dépendances sont-elles identiques dans le cerveau? Pas nécessairement. À une certaine époque, la théorie la plus répandue était que tout est dû à la dopamine, qui est à la base de tout. Cela a commencé par des recherches sur les rats dans les années 1950, et l’histoire s’est imposée parce qu’elle était attrayante. L’idée que la dopamine peut expliquer toutes sortes de comportements addictifs s’est développée. Mais quand on regarde les publications, on constate que la dopamine est très utile pour expliquer les comportements liés à l’alcool, par exemple, ou à la nicotine dans une certaine mesure. Mais elle ne l’est pas tellement, lorsqu’il s’agit de la dépendance au cannabis, par exemple. La dopamine n’explique pas tout, et les choses sont plus nuancées et complexes. Elle joue probablement un rôle, mais elle n’est pas la clé de tout dans le cerveau. »
La science de la toxicomanie et la psychologie qui la sous-tend évoluent constamment à mesure que nous apprenons des choses nouvelles et que nous abordons celles-ci d’une manière différente. Tout comme nous avons modifié la terminologie utilisée relative à la santé mentale, à la consommation de substances et aux personnes qui souffrent de dépendance, nous avons mis en place de nombreux programmes, campagnes et initiatives pour réduire les risques et la stigmatisation. À travers tout cela, plusieurs choses restent vraies, la plus importante étant que « personne ne choisit la toxicomanie ».