Dr Jim Cresswell
Dr Thomas Teo
Dr Jim Cresswell et Dr Thomas Teo, Histoire et philosophie de la psychologie
Le domaine de l’histoire et de la philosophie de la psychologie est un champ d’études très vaste. Il implique en grande partie un mode de pensée axé sur une « vue d’ensemble ». Nous avons échangé avec le Dr Jim Cresswell et le Dr Thomas Teo sur leur manière de percevoir cette vue d’ensemble.
Histoire et philosophie de la psychologie
« Pensez aux films et aux émissions de zombis : les zombis sont littéralement des sous-hommes. Vous pouvez tuer les zombis, les maltraiter sans vergogne, ils n’ont aucun droit. En réalité, vous avez le devoir de tuer les zombis parce qu’ils menacent d’anéantir votre mode de vie. »
Le Dr Thomas Teo est membre de la faculté des études historiques, théoriques et critiques du programme de psychologie de l’Université York. Pendant toute sa carrière professionnelle, il a activement contribué aux avancées en matière de psychologie théorique, critique et historique. Il a commencé par s’intéresser à l’histoire du racisme, a travaillé sur la relation entre la psychologie et le racisme et sur la mesure dans laquelle la psychologie scientifique peut être une forme de violence, que le Dr Teo désigne comme de la « violence épistémologique » (l’épistémologie est une branche de la philosophie s’attardant aux connaissances). Récemment, il a étudié la réémergence de la subjectivité fasciste, reposant sur le concept de sous-humains et le racisme, ainsi que la notion de suprématie culturelle que nous observons en Occident.
« Tandis que le racisme peut dans une certaine mesure reposer sur la science, notamment à l’aide de chiffres et de graphiques, la notion voulant que des gens soient sous-humains ne le peut pas. L’idée d’une classe de sous-humains, pensez aux zombis, constitue strictement une ontologie [la branche de la philosophie qui traite de l’être] visuelle. Vous ‘voyez’ et savez ce qu’est un zombi et vous n’avez pas besoin d’une explication scientifique pour le faire. Et il en est ainsi pour certains individus quand ils voient, disons, des migrants qui arrivent à la frontière. Ils courent, forment une caravane, ils marchent dans la neige, transportant des valises, jusqu’à la frontière, vers un endroit où ils ne peuvent obtenir d’accès “régularisé”. Ce comportement semble “anormal”, déviant de la façon dont les Américains et les Canadiens “ordinaires” se comportent. Cela montre visuellement qu’“ils” ne sont pas comme “nous”, qu’ils sont une classe de sous-hommes. Vous pouvez les maltraiter, les séparer de leurs familles, les mettre en cage. »
Le Dr Teo avance en fait que de les mettre en cage représente un moyen de les faire paraître encore plus sous-humains aux yeux du grand public. Cette situation prend sa source dans une longue tradition de déshumanisation des autres, en les dépeignant comme dégoûtants, parasitaires, hirsutes et désespérés. Ce qui correspond exactement à ce à quoi ressembleront les migrants retenus en cage à la frontière, sans douche ou savon ou nourriture décente, des semaines ou des mois durant.
« Je fonde cet argument sur deux sources, poursuit-il, dont l’une est une auteure américaine [Lothrop Stoddard] qui a écrit sur le “sous-homme”, une catégorie comprenant les “races inférieures”, les gens pauvres, les communistes et les bolchevistes. La seconde source est un manuel éducatif produit par les SS en Allemagne nazie, un livret ayant réellement pour titre “Sous-humain”. Il y avait très peu de texte; il y avait tout bonnement des images qui opposaient les humains aux sous-humains. Les soldats allemands face aux soldats soviétiques; les bonnes mamans allemandes face aux mères juives; l’art allemand face à l’art dégénéré. Tout est visuel, nous pouvons observer que le “sous-humain” ne présente pas les caractéristiques d’un être humain complet. Les personnages représentés semblent être en mauvais état, sales, désorganisés. Cela signifie aussi que n’importe qui peut devenir un sous-homme. Non seulement les Noirs ou les Juifs, mais quiconque est un ennemi de l’Allemagne, Churchill et Roosevelt en faisant partie. Le concept du sous-humain est très malléable. Il ne signifie pas seulement que vous êtes inférieur aux autres, mais aussi qu’il est impératif de faire quelque chose. Si vous êtes un parasite, une coquerelle, un rat, “Je” dois vous exterminer ou vous faire disparaître. »
Le Dr Teo évoque fréquemment la « subjectivité », soutenant que la discipline de la psychologie doit se concentrer davantage sur cette dimension afin de donner un sens à l’immense quantité d’informations que nous avons glanées des études empiriques depuis des décennies. Par exemple,
« Nous avons divisé la subjectivité en pensée, sentiment et volonté. Puis, nous avons divisé la pensée en attention, perception, cognition et mémoire. La mémoire peut être divisée en mémoire à long terme, à court terme et épisodique. Puis, vous examinez la manière dont un seul petit aspect de la subdivision d’une subdivision est lié à un autre petit aspect. Et il devient très difficile de relier le tout à un ensemble, à un point de vue à la première personne (subjectivité). »
Poser un regard sur l’ensemble de la situation est le mantra des personnes qui travaillent dans le domaine de l’histoire, de la théorie et de la philosophie de la psychologie. Le Dr Jim Cresswell est professeur à l’université Ambrose et président de la Section de l’histoire et de la philosophie de la psychologie de la SCP. En plus de son travail dans les sphères de l’histoire et de la théorie, ses champs d’expertise sont, entre autres, la psychologie sociale et culturelle, ainsi que l’immigration et l’adaptation dans le contexte de la recherche communautaire. Il insiste également sur la nécessité d’adopter une perspective plus large.
« En tant que discipline, la psychologie se voit contrainte de composer avec le postcolonialisme, ce qui implique la mise en lumière de biais systémiques, subtils mais omniprésents, à l’égard des gens marginalisés de tout acabit. En psychologie, nous n’avons pas vraiment le bilan le plus reluisant, et cela résulte en grande partie du fait que nous n’avons pas beaucoup de formation nous incitant à réfléchir à ce que signifient nos théories sur le plan des grands enjeux comme la discrimination systémique. Nous focalisons le plus souvent sur le soutien aux individus et sur le travail empirique au moment présent. Or, les psychologues se trouvent ainsi dans une sorte de milieu culturel où se concentrer “uniquement sur ce que la science ou les données indiquent” à propos de l’individu ne passe plus la rampe comme c’était le cas auparavant. Nous devons nous demander comment et pourquoi nos efforts empiriques ont très bien fonctionné pour certaines populations, mais assez mal pour d’autres. » »
Bien que ces entretiens aient été menés il y a quelques mois, plusieurs des propos tenus pas les Drs Cresswell et Teo à ce moment-là trouvent un écho puissant aujourd’hui, particulièrement pour les « autres » populations qui vivent des situations très difficiles à la suite de l’invasion aberrante de l’Ukraine dirigée par Vladimir Poutine, sans compter la propagande aux effluves fascistes et les campagnes de désinformation qui l’accompagnent. Le Dr Teo décrit ainsi la « subjectivité fasciste » :
« Vous pouvez avoir des politiques fascistes, de l’autoritarisme, de la désinformation, de la propagande, et ainsi de suite. La subjectivité fasciste est une dimension individuelle. Si je crois que la richesse ne devrait pas être partagée avec “l’autre”, et que j’étaye ma croyance d’arguments racistes ou sous-humains, alors j’entre dans la subjectivité fasciste. Elle repose sur la notion que la richesse devrait exclure “l’autre” ou que la richesse peut être extraite de “l’autre”. Selon la subjectivité fasciste classique, je peux me rendre dans d’autres pays et extraire la richesse de “ces gens” parce qu’ils sont inférieurs, ils sont des sous-humains, ils sont des parasites. Ils peuvent même être exterminés s’ils deviennent un trop lourd fardeau. »
La pandémie mondiale des deux dernières années est un autre exemple de l’attitude de la société à l’égard de la vie humaine. Le Dr Teo établit une distinction entre ceux qui sont déshumanisés au point où leur extermination n’a que peu d’importance, et ceux qui sont déshumanisés au point où leur mort n’a que peu d’importance, quoique ces deux situations illustrent clairement les deux faces d’une même médaille.
« Nous avons certaines idées sur l’habilité à tuer et l’habilité à mourir. En vertu du nazisme classique, les Juifs sont tuables, tout comme les gitans, les homosexuels, les ennemis, et ainsi de suite. Puisqu’ils sont de races inférieures ou sous-humains, ils n’ont pas le même statut que nous et il n’y a aucun problème à les tuer. L’habilité à mourir est une notion plus intéressante, parce qu’elle nous mène de la subjectivité fasciste plus classique vers sa réémergence à notre époque, où elle s’applique aussi aux démocraties libérales. Dans cette culture, nous tenons des débats, particulièrement en temps de pandémie, où les gens disent que les personnes âgées peuvent être habilitées à mourir, les gens présentant des problèmes médicaux préexistants pourraient être habilités à mourir, les personnes en prison et les travailleurs précaires sont habilités à mourir. Les gens ont fourni des arguments économiques sur l’habilité à mourir de plusieurs de leurs concitoyens : “Si vous voulez préserver votre mode de vie, et votre économie, alors nous devons accepter que certaines personnes meurent.”
Au Canada, nous en avons témoigné depuis longtemps. Les peuples autochtones ont été considérés comme étant tuables, et on pourrait également avancer que dans plusieurs régions des États-Unis, les populations noires sont encore considérées comme tuables, sans conséquence. Actuellement, dans les démocraties libérales, il est impératif que nous discutions de ce problème et de la réalité de l’habilité à mourir, la version plus douce de l’habilité à tuer sous la subjectivité fasciste. »
Cette subjectivité, reposant sur une philosophie impliquant la pensée axée sur une vue d’ensemble et sur les théories fondamentales qui tentent de relier diverses écoles de pensée les unes aux autres, n’est pas nouvelle. Le Dr Cresswell affirme qu’à ses débuts, la psychologie était clairement centrée sur la subjectivité, mais qu’au cours du siècle, elle s’est éloignée du mode de pensée globale. Ce n’est que tout récemment qu’un effort concerté a été investi pour réintégrer de façon signifiante cette philosophie à la psychologie.
« Les premiers psychologues, James, Hall et Piaget pour n’en nommer que quelques-uns, avaient environ 100 ans d’avance sur leur époque concernant la façon de réfléchir à des sujets comme la subjectivité, la recherche et le pluralisme. Le behaviourisme et le cognitivisme, venus plus tard, se sont éloignés de ce mode de pensée initial, qui était plus large et plus systématique. Quand vous regardez en arrière et consultez certains de ces premiers auteurs, vous retrouvez beaucoup d’information pertinente pour le contexte actuel de la discipline de la psychologie.
Les psychologues du 20e siècle se sont largement concentrés sur le travail empirique, tout en délaissant la théorie qui sous-tend ce travail empirique. Le virage culturel a débuté dans les années 1990, provoqué par le discours sur l’éventualité que notre travail puisse être ethnocentrique. Il en résulte un tournant récent, où nous commençons à prêter attention à la théorie qui guide notre recherche et à ce que nous estimons être la signification de nos observations. »
Quoiqu’ils ne soient pas philosophes au sens strict du terme, le Dr Teo et le Dr Cresswell tiennent tous deux des propos plus philosophiques que ne le font la plupart des psychologues. En tant qu’observateurs de l’histoire, ils étudient également l’évolution de la philosophie qui inspire aujourd’hui la discipline. À l’instar de la pensée globale, le Dr Cresswell indique que la pensée philosophique dans la sphère de la psychologie a vu le jour il y a plus d’un siècle.
« Il est probablement plus juste de s’attarder aux personnages comme Sigmund Freud ou William James, en tant que théoriciens ayant mis de l’avant des présuppositions sur la façon d’appréhender le monde. En revanche, pensez à la manière dont les manuels de première et deuxième année parlent d’eux en tant que chercheurs qui ont été “réfutés” par les progrès de la science. Nous disons aux étudiants qu’ils peuvent passer outre à ces figures, sans poser de question sur ce qui est considéré comme de la science et selon qui. Ce message est une posture quelque peu problématique à adopter. Si vous prenez la théorie cognitive et que vous examinez le behaviourisme ou la psychanalyse du point de vue de votre paradigme cognitif, le behaviourisme ou la psychanalyse seront toujours “réfutés”. Si vous examinez la théorie cognitive à travers la lentille du behaviourisme ou de la psychanalyse, la théorie cognitive échouera toujours. Ce que je veux dire c’est que nous devons enseigner aux étudiants à composer avec les paradigmes antérieurs qui ont instauré les conditions permettant le travail empirique. Alors, quand un manuel affirme que nous avons dépassé ceci ou cela, il ignore le fait que la psychologie n’a pas suivi un développement progressif précis à titre de discipline unifiée. En réalité, elle est faite de multiples disciplines et nous devons reconnaître l’existence de différents paradigmes, ce qui suppose de former les étudiants sur la façon de réfléchir à l’histoire et à la théorie. »
Récemment, on a vu l’intérêt croissant que suscite le retour à certaines des périodes où ces idées ont pris de l’importance, particulièrement au tournant du 20e siècle et dans les années 1960 et 1990. Je sais que pour certains, le fait de penser aux années 1990 sous un angle historique pourrait sembler un peu déconcertant. Par exemple, il n’y a que quelques mois qu’Alanis Morisette lançait Jagged Little Pill, n’est-ce pas? (En fait, il y a 26 ans aujourd’hui, elle gagnait un Grammy pour cet album. Elle a maintenant 47 ans.) Le Dr Cresswell affirme que désormais, les années 1990 font réellement partie de l’histoire.
« Prenez Wilhelm Wundt, à qui on attribue le structuralisme et la création du premier laboratoire de psychologie. La moitié de son travail portait sur la völkerpsychologie, qui est la “psychologie de la communauté et des peuples”. Il est utile de revoir une telle théorie culturelle. Un autre corpus littéraire que nous voyons actuellement en histoire et en philosophie concerne la critique et la philosophie continentales. Les gens comme Foucault et les phénoménologues ayant en partie favorisé la naissance de la pensée postcoloniale qui s’est largement répandue travaillaient surtout à l’extérieur de la discipline de la psychologie. Cependant, il est utile de comprendre une telle théorie dans un milieu où nous sommes confrontés à l’injustice systémique. »
Le domaine de la psychologie appelle à se souvenir, et à apprendre, de sa propre histoire. Un aspect auquel nous aussi, en tant que société, devrions nous attarder bien davantage. Je me souviens d’un autre moment historique de la culture pop des années 1990, 1994 pour être plus précis. Une chanson de protestation lancée à la mémoire de Johnathan Ball et Tim Parry, deux enfants tués lors des attentats à la bombe de Warrington perpétrés par l’IRA l’année précédente.
« But you see, it's not me
It's not my family
In your head, in your head, they are fighting
With their tanks, and their bombs
And their bombs, and their guns
In your head, in your head they are crying »
- The Cranberries, Zombie