« Aucune personne saine n’est totalement indépendante. »
À la fin du troisième film de la saga du Parrain, Michael Corleone (Al Pacino) meurt seul dans une cour, ayant, semble-t-il, coupé tous les liens avec sa famille et l’entreprise familiale. Cependant, en y regardant de plus près, il ne peut pas avoir complètement coupé les liens avec sa famille – c’est elle qui a fait de lui ce qu’il est et qui a façonné la trajectoire de sa vie entière. En fait, même la cour où il est assis lorsqu’il s’effondre et meurt se situe dans la villa appartenant à Don Tommasino, un ami de la famille Corleone.
Dans notre culture, nous avons tendance, la plupart du temps, à considérer les gens comme des individus. De cette façon, nous considérons un individu sain séparément de sa famille et nous pensons rarement à lui dans ce contexte élargi. Les psychologues de la famille, quant à eux, pensent constamment à ce contexte. La Dre Jen Thele est professeure agrégée à l’Université du Manitoba et enseigne aux programmes de psychologie scolaire et de psychologie clinique; elle est également la présidente de la Section de psychologie de la famille de la SCP. Selon elle, beaucoup de choses que nous vivons dans notre vie quotidienne sont le résultat de la psychologie de la famille.
« Permettre aux parents de garder leur bébé avec eux dans la chambre d’hôpital après sa naissance au lieu de le garder à la pouponnière, comme cela se faisait autrefois, c’est un sujet qui intéresse la psychologie de la famille. Inviter les membres de la famille aux consultations médicales et aux discussions avec le médecin. Les réunions parents-enseignants. Tout ce qui permet d’impliquer la famille et d’impliquer plus de personnes aux discussions, c’est le genre de choses que les psychologues de la famille encouragent. »
Quand Amerigo Bonasera vient rendre visite à Don Corleone le jour du mariage de sa fille pour lui demander un service, il n’y a pas que lui et le parrain dans la chambre. Il y a d’autres personnes, dont le consigliere de la famille, Tom Hagen (Robert Duvall). Les décisions ne sont pas prises par le parrain seul. Il accorde de l’importance à la parole des personnes les plus proches de lui.
D’une part, il y a les découvertes apportées par la science et l’étude des familles, et d’autre part, il y a les applications de ces découvertes dans la gestion de la dynamique familiale, souvent, mais pas toujours dans le cadre d’une thérapie.
« Pour moi, la psychologie de la famille a deux volets, dit la Dre Theule. Premièrement, il s’agit de l’étude de “la famille” – les relations parents-enfants, les relations amoureuses, les familles multigénérationnelles, les groupes d’amis proches, ainsi de suite. Comprendre le fonctionnement des familles, autant les grandes unités familiales que les sous-systèmes qui les composent. Et deuxièmement, c’est l’application des connaissances ainsi acquises aux interventions. La thérapie familiale, le counseling matrimonial, par exemple. »
La Dre Cathy Costigan est professeure au département de psychologie de l’Université de Victoria.
« J’enseigne ce que nous appelons la “psychopathologie du développement”, ou les problèmes de santé mentale des enfants et des jeunes. J’enseigne cela à partir d’une optique familiale forte, qui consiste à comprendre le développement normal et anormal des enfants. J’enseigne également la thérapie familiale aux étudiants diplômés, laquelle implique des moyens d’intervention au “niveau des systèmes”. Nous ne voyons pas les problèmes comme “il y a quelque chose de défectueux chez l’enfant que nous devons réparer”; nous examinons plutôt les relations entre les différents membres de la famille et leurs modes de communication. Ce sont ces problèmes “systémiques” plus larges qui sont susceptibles de générer du stress dans une famille ou de le perpétuer. Il se peut que ce soit l’enfant qui exprime le stress vécu dans la famille, par exemple, en se comportant mal à l’école ou en faisant des crises à la maison, mais pour aider l’enfant, on doit aider toute la famille. »
La Dre Theule et la Dre Costigan parlent beaucoup de « systèmes ». C’est une façon d’être un peu plus général et inclusif lorsqu’on parle de la famille. Il ne s’agit pas seulement de la famille nucléaire composée de deux mères et de deux enfants – le terme peut également désigner la famille élargie formée par les grands-parents et les cousins, ou un groupe d’amis très soudé, ou encore une grande commune hippie de Californie, qui existe depuis les années 1970.
Comme l’explique la Dre Thele, « Tout le monde est touché par divers systèmes. Que ce soit les gens avec qui vous travaillez, avec qui vous vivez ou avec qui vous êtes lié, ou votre groupe d’amis. Toutes ces entités fonctionnent de façon similaire aux familles. La plupart des gens considèrent une famille d’accueil comme une unité familiale, mais le reste du monde aura probablement du mal à répondre à des questions du genre : “est-ce que mon colocataire est un membre de ma famille?” Dans l’ensemble, la société considère toujours la “famille” comme une famille nucléaire – une mère et un père et de un à quatre enfants. Mais dans certaines communautés, les familles sont définies de manière plus large et sont plus nombreuses. Ainsi, lorsque j’utilise le terme “système”, les gens acceptent davantage l’idée que la famille peut comprendre matante et grand-maman – ou même les colocataires. »
Quelle est la taille exacte de la « famille » Corleone, dans la saga du Parrain? Se limite-t-elle aux membres de la famille immédiate – Vito, Michael, Fredo, Sonny et Connie? Inclut-elle les époux et les épouses? Les enfants? Tom Hagen, adopté officieusement par les Corleone à un jeune âge, est-il vraiment un membre de la famille? Qu’en est-il de tous les « membres » de la mafia? Sont-ils officiellement admis dans l’organisation ou dans la famille elle-même? En fait, où finit la « famille » et où commence l’« entreprise criminelle »?
Chaque communauté et chaque culture définissent la « famille » de manière un peu différente. Ce sont ces définitions de la famille, et les différences culturelles de ce qui constitue une famille saine, qui intéressent la Dre Costigan.
« Ces temps-ci, mes travaux de recherche portent surtout sur les familles d’immigrants et de réfugiés. J’étudie les moyens par lesquels les familles exploitent les ressources et les forces qui sont en elles lorsqu’elles passent d’un pays à l’autre, ainsi que les divers traumatismes qui ont pu accompagner leur périple vers le Canada. Comment font-elles pour maintenir des liens familiaux solides dans un contexte où les différences culturelles sont nombreuses et où chaque membre de la famille peut être amené à s’adapter à la culture canadienne par des moyens différents et à des rythmes différents, ce qui peut créer des tensions au sein de la famille? »
Ces tensions se manifestent notamment dans le cas des parents qui sont ici au Canada, mais dont les parents et la famille élargie vivent encore dans leur pays d’origine. Avec la technologie mondialisée d’aujourd’hui, ils sont plus connectés que jamais aux membres éloignés de leur famille. Parfois, cette connexion met les parents dans une situation difficile. Dès lors, il se peut que les attentes de leurs propres parents quant à la façon d’élever les enfants contrastent beaucoup avec celles de leurs propres enfants qui grandissent au Canada. C’est ce genre de tension que la Dre Costigan constate souvent dans les familles avec lesquelles elle travaille.
La psychologie de la famille, en tant que discipline, évolue dans cette direction depuis un certain temps. Elle met un accent accru sur les variations culturelles dans les familles. On s’éloigne de la prémisse implicite selon laquelle le contexte canadien (la famille blanche aux valeurs occidentales) constitue le modèle d’une famille qui fonctionne bien. Au lieu de cela, on met l’accent sur ce à quoi ressemble une éducation parentale efficace ou une bonne communication au sein de la famille. Bien sûr, cela varie beaucoup selon la culture. Le fonctionnement sain d’une famille n’est pas le même pour tout le monde, et le fait de le reconnaître a constitué un grand pas en avant pour la psychologie de la famille au cours des dernières décennies. La Dre Costigan en donne un exemple :
« Dans la culture occidentale blanche, la relation maritale entre conjoints, qu’ils soient de même sexe ou de sexe opposé, est au premier plan. Les conjoints sont les chefs de la famille et il devrait y avoir des limites claires autour de la prise de décision dans la famille, et les enfants n’en font pas vraiment partie. Nous pourrions considérer comme un problème le fait que les enfants soient trop au courant des problèmes des adultes ou trop impliqués dans les décisions des adultes. Dans certaines cultures, cependant, la relation qui prime est la relation parent-enfant. On peut souhaiter que les enfants contribuent à la famille à un degré beaucoup plus élevé que celui auquel on s’attend dans la culture canadienne dominante. Remplir ces obligations familiales est vraiment une force, et cela fait partie d’une adaptation saine de l’enfant dans cette optique culturelle. »
Le travail des psychologues spécialisés dans le domaine de la famille peut porter sur chaque moment de la vie, de l’arrivée d’un nouveau-né dans la famille jusqu’à la planification des soins de fin de vie d’un parent ou d’un grand-parent. Selon la Dre Costigan, dans toutes ces situations, bien que l’approche puisse être très différente, les principes fondamentaux demeurent les mêmes.
« Les principes fondamentaux des systèmes de fonctionnement familial entourant la communication et la résolution de problèmes présentent un intérêt à chaque phase de la vie. Comment aider les familles à exprimer ce qu’elles pensent de manière respectueuse et utile, comment les aider à résoudre des problèmes de façon à ce que tout le monde se sente entendu? Souvent, dans notre culture, les enfants majeurs vivent leur vie de façon assez indépendante. Ensuite, lorsque leurs parents vieillissent, ils doivent interagir les uns avec les autres et échanger beaucoup plus, dans un contexte très chargé émotionnellement. Certaines vieilles blessures résultant des interactions familiales peuvent resurgir et perturber vraiment ce processus. C’est un exemple de moment privilégié, survenant plus tard dans la vie, où les psychologues pourraient vouloir s’impliquer pour aider une famille à traverser cette phase difficile de la vie. »
Ou, peut-être, les psychologues pourraient vouloir s’impliquer immédiatement après le décès d’un patriarche de la famille. Cela pourrait éviter des désaccords et des trahisons futurs, et faire en sorte que Fredo ne scelle pas son sort en prenant parti contre la famille. Je crois que peut-être. Le Parrain présentait une dynamique familiale plutôt difficile, et peu de psychologues.
Au cours des deux dernières années, un nouveau défi a été posé aux familles et, par extension, aux psychologues de la famille qui les aident. Non seulement la pandémie a fait augmenter les problèmes de santé mentale, mais elle a également rendu plus difficile l’accès au soutien qui aurait pu alléger certains de ces problèmes.
Comme l’évoque la Dre Theule, « Les deux dernières années ont imposé une forte pression sur les familles qui vivent sous le même toit. La pandémie a fait disparaître une grande partie du système familial et du soutien qui vient avec, comme les grands-parents. Nous disposons de beaucoup d’innovations technologiques, mais ces innovations ne viendront pas prendre soin de vos enfants lorsqu’ils sont malades ou changer les couches à votre place. Elles ne répondent pas aux besoins du quotidien. Selon moi, de nombreuses recherches menées au cours des deux dernières années ont révélé beaucoup de choses à l’extérieur du domaine de la psychologie de la famille. Les psychologues s’y attendaient tous, mais de voir le stress que subissent les enfants, les personnes handicapées et les personnes âgées – les personnes qui comptent un peu plus sur le système familial – l’impact sur ces personnes du stress des aidants. Ainsi, les gens se sont rendu compte que, en se concentrant sur les adultes qui aident les personnes qui ont besoin de soins supplémentaires, on aide les personnes qui ont besoin de soins supplémentaires. Pour toute personne qui dépend des autres, un aidant est vraiment important et je pense que cela peut être un changement dans l’ensemble de la communauté. »
Encore une fois, la Dre Thele parle de systèmes. L’avenir de la psychologie de la famille réside dans l’intégration des connaissances actuelles des experts dans un système beaucoup plus vaste et complexe que nous pouvons désigner sous le nom de “famille” ».
« La psychologie de la famille ne fait qu’effleurer la surface de l’ensemble du système. Nous savons très bien comment examiner les parties du système – ce qui se passe dans un couple, la dynamique entre un parent et un enfant, et ainsi de suite – mais une famille n’est pas seulement un ensemble de petites parties, elle est plus grande que la somme de ses parties. Alors, comment faire pour examiner et mesurer quelque chose d’aussi complexe qu’un système familial? Chaque famille est différente par sa taille, sa culture et sa dynamique. C’est là que nous tentons d’aller – regarder les grands systèmes. Des recherches sont actuellement menées sur la dynamique des triades, comme un parent et deux enfants ou deux parents et un enfant. Mais la complexité qu’ajoute le passage de deux à trois personnes est telle qu’il s’agit déjà d’un énorme changement. »
Imaginez un diagramme que vous avez dessiné sur une feuille de papier. S’il y a deux personnes (deux points sur le diagramme), une seule ligne peut être tracée entre elles. Ajoutez une troisième personne (troisième point) et trois lignes peuvent maintenant être tracées entre les individus. Une personne de plus – trois fois plus complexe. Ajoutez un quatrième point, et cinq lignes peuvent être tracées. Et ainsi de suite. Vous pouvez donc imaginer à quel point cela doit être difficile de travailler avec un système familial entier, dans lequel neuf, dix, voire trente personnes sont impliquées. Comprendre ces systèmes pourrait être la tâche colossale à laquelle la psychologie de la famille devra s’attaquer dans les prochaines années.
La Dre Theule et la Dre Costigan seront de la partie – comprendre l’incroyable complexité des systèmes familiaux et mettre au point des interventions et des traitements plus efficaces. Toutefois, il reste peut-être une question à laquelle elles ne pourront répondre. Qu’est-ce qui a, au juste, convaincu Francis Ford Coppola et Al Pacino que faire le troisième film du Parrain était une bonne idée?